samedi 30 janvier 2010

Un jour rêvé pour le poisson banane - JD Salinger

Il y avait quatre vingt dix sept publicitaires New Yorkais dans l’hôtel, et, vu comme ils monopolisaient les lignes longues distances, la fille du 507 avait dû attendre son appel de midi à près de deux heures trente. Mais elle n’avait pas perdu son temps. Elle avait lu un article d’un magazine féminin petit format, intitulé « Le sexe c’est bien --- ou c’est affreux ». Elle avait lavé son peigne et sa brosse. Elle avait enlevé la tâche de la jupe de son tailleur beige. Elle avait déplacé le bouton de son chemisier de chez Saks. Elle avait épilé deux poils qui venaient d’émerger de son grain de beauté. Et quand l’opératrice appela finalement la chambre, elle était assise sur le fauteuil, près de la fenêtre, et avait presque fini de se vernir les ongles de la main gauche.

C’était le genre de fille qu’une sonnerie de téléphone ne pouvait interrompre. On aurait pu croire que le téléphone sonnait continuellement depuis son adolescence.

De son petit pinceau à vernis, pendant que le téléphone sonnait, elle repassa sur l’ongle de son petit doigt, soulignant la lunule. Puis, elle reboucha la bouteille de vernis et, se levant, fit décrire à sa main gauche – la mouillée – des aller retours dans l’air. De sa main sèche, elle attrapa un cendrier bondé, près du fauteuil, et l’emporta avec elle jusqu’à la table de nuit sur laquelle le téléphone était posé. Elle s’assit sur un des lits jumeaux, faits, et – à la cinquième ou sixième sonnerie – décrocha le téléphone.

“Allo,” dit-elle, gardant les doigts de sa main gauche étendus loin de la robe de chambre de soie blanche, seul vêtement qu’elle portât à l’exception de ses mules – ses bagues étaient dans la salle de bain.

“J’ai New York en ligne pour vous, Madame Glass,” dit l’opératrice.

“Merci,” dit la fille, en faisant de la place sur la table de nuit pour le cendrier.
On entendit la voix d’une femme. « Muriel ? C’est toi ? »

La fille éloigna légèrement le combiné de son oreille. « Oui, Maman. Comment vas-tu ? » dit elle.

“Je me suis fait un sang d’encre pour toi. Pourquoi n’as-tu pas appelé ? Tout va bien ? »

“J’ai essayé de t’appeler la nuit dernière, et la nuit d’avant. Mais le téléphone, ici… »

“Tout va bien, Muriel?”

La fille éloigna encore le combiné de son oreille. « Je vais bien. J’ai chaud. C’est la journée la plus chaude qu’ils aient eu en Floride depuis…”

“Pourquoi ne m’as tu pas appelée? Je me suis fait un sang… »

“Maman, chérie, pas besoin de hurler. Je t’entends parfaitement, » dit la fille. « Je t’ai appelée deux fois la nuit dernière. Une fois juste après… »

“J’avais dit à ton père que tu appellerais probablement la nuit dernière. Mais non, il fallait qu’il… Tout va bien, Muriel ? Dis-moi la vérité.”

“Je vais bien. Arrête de me demander cela, s’il te plaît.”

“Quand êtes-vous arrivés?”

“Je ne sais pas. Mercredi matin, tôt. »

“Qui conduisait?”

“Lui,” dit la fille. “Et ne t’énerve pas. Il conduisait très doucement. J’en étais étonnée. »

“Il conduisait? Muriel, tu m’avais promis que…”

“Maman,” interrompit la fille, “Je viens de te dire qu’il conduisait doucement. Jamais plus de cinquante, pendant toute la route, en fait. »

“Il n’a pas essayé un de ses drôles de trucs, avec les arbres ? »

“Je t’ai dit qu’il conduisait doucement, Maman. S’il te plaît. Je lui ai demandé de rester près de la ligne blanche, et tout ça, et il a compris ce que je disais, et il l’a fait. Il essayait même de ne pas regarder les arbres – ça se voyait. A propos, Papa a fait réparer la voiture ? »

« Pas encore. Ils veulent quatre cents dollars rien que pour… »

“Maman, Seymour a dit à Papa qu’il paierait cela. Il n’y a pas de raison de… »

“Bon, on verra. Comment s’est il tenu… dans la voiture, tout çà?”

“Très bien,” dit la fille.

“Il a continué à t’appeler de cet affreux…”

“Non. Il en a trouvé un autre.”

“Quoi?”

“Oh, qu’est ce que ça change, Maman?”

“Muriel, je veux savoir. Ton père…”

“D’accord, d’accord. Il m’appelle Miss Trainée Spirituelle 1948,” dit la fille en pouffant.

“Ce n’est pas drôle, Muriel. Ce n’est pas drôle du tout. C’est horrible. C’est triste, en fait. Quand je pense combien…”

“Maman”, interrompit la fille, “écoute moi. Tu te souviens de ce livre qu’il m’avait envoyé d’Allemagne ? Tu sais – ces poèmes allemands. Qu’est ce que j’en ai fait ? Je me creuse les…”

“Tu l’as toujours.”

“Tu en es sûre?” dit la fille.

“Certainement. En fait, c’est moi qui l’ai. Il est dans la chambre de Freddy. Tu l’as laissé la bas et je n’avais pas de place pour le ranger dans le… Pourquoi ? Il le veut ? »

“Non. Seulement, il m’en a parlé, pendant qu’on descendait ici en voiture. Il voulait savoir si je l’avais lu. »

« C’était en allemand ! »

“Oui ma chérie. Mais ca ne change rien,” dit la fille, en croisant les jambes. “Il disait que ces poèmes avaient été écrits par le seul grand poète de ce siècle. Il disait que j’aurais dû acheter une traduction ou quelque chose comme ça. Ou même apprendre la langue, pourquoi pas. »

“Affreux. Affreux. C’est triste, en fait, exactement. Ton père disait hier soir… »

“Une seconde, maman,” dit la fille. Elle retourna au fauteuil près de la fenêtre, prendre ses cigarettes, en alluma une, puis revint s’asseoir sur le lit. « Maman ? » dit elle, expirant la fumée.

“Muriel. Maintenant, écoute-moi.”

« Je t’écoute ».

“Ton père a parlé au Docteur Sivestski.”
“Oh?” dit la fille.

“Il lui a tout dit. Enfin, il dit qu’il l’a fait – tu connais ton père. Les arbres. Ce truc avec la fenêtre. Ces choses horrible qu’il a dites à Mamie sur ses projets de décès. Ce qu’il a fait avec toutes ces jolies photos des Bermudes – tout. »

“Et alors?” dit la fille.

“Alors. En premier lieu, il a dit que l’Armée avait été parfaitement criminelle en le laissant sortir de l’hôpital – ma parole d’honneur. Il a très clairement dit à ton père qu’il y avait un risque – un très grand risque, a-t-il dit — que Seymour perde complètement le contrôle de lui-même. Ma parole d’honneur. »

“Il y a un psychiatre ici, à l’hôtel, » dit la fille.

“Qui? Comment s’appelle-t-il?”

“Je ne sais pas. Rieser, quelque chose comme ça. On dit qu’il est très fort. »

“Jamais entendu parler de lui.”

“Oui, mais on dit quand même qu’il est très fort. »

“Muriel, ne fait pas ta maligne, s’il te plaît. Nous sommes très inquiets pour toi. Ton père voulait t’envoyer un télégramme, hier soir, pour te dire de rentrer à la maison, en f… »

“Je ne rentre pas maintenant, Maman. Alors du calme. »

“Muriel. Ma parole d’honneur. Le Docteur Sivetsk a dit que Seymour risqué de perdre complètement le contr…”

“Je viens d’arriver, Maman. Ce sont les premières vacances que je prends depuis des années, je ne vais pas tout remballer et rentrer à la maison, » dit la fille. « Je ne pourrais voyager maintenant, de toutes façons. J’ai tellement de coups de soleil que je peux à peine bouger. »

« Tellement de coups de soleil ? Tu n’as pas utilisé le pot de Bronze que j’ai mis dans ton sac ? J’en mets dès que… »

« J’en ai mis. mais j’ai des coups de soleil quand même. »

“C’est terrible. Où ça.”

“Partout ma chérie, partout.”

“C’est terrible.”

“J’y survivrai.”

“Dis moi, tu as parlé à ce psychiatre? »

“Eh bien, en quelque sorte,” dit la fille.

“Qu’a-t-il dit? Où était Seymour pendant que tu lui parlais?”

“Dans le Salon Océan, jouant du piano. Il a joué du piano tous les soirs, depuis que nous sommes arrivés. »

“Alors, qu’a-t-il dit?”

“Oh, pas grand chose. Il m’a parlé le premier. J’étais assise à côté de lui au Bingo, hier soir, et il m’a demandé si c’était mon mari qui jouait du piano dans la pièce d’à côté. J’ai dit que oui, c’était lui, et il m’a demandé si Seymour était malade, ou quelques chose. Alors j’ai dit… »

“Pourquoi a-t-il demandé ça?”

“Je ne sais pas, Maman. Je crois parce qu’il est si pâle, tout ça, » dit la fille. « Mais bon, après le Bingo, sa femme et lui m’ont demandé si je voulais aller prendre un verre avec eux. Et j’en ai pris un. Sa femme était horrible. Tu te souviens de cette affreuse robe de soirée que nous avons vue dans la vitrine de Bonwit? Celle dont tu avais dit qu’il fallait avoir un tout petit, petit… »

“La verte?”

“Elle la portait. Et toute en hanches. Elle n’arrêtait pas de me demander si Seymour était apparenté à cette Suzanne Glass qui a une boutique sur Madison Avenue – la modiste. »

“Qu’a-t-il dit, alors? Le docteur. »

“Oh, eh bien, pas grand chose, en fait. Je veux dire, nous étions dans un bar, tout ça. C’était très bruyant. »

“Oui, mais as tu – tu lui as dit ce qu’il avait essayé de faire avec la chaise de Mamie?”

“Non, maman. Je ne suis pas vraiment entrée dans les details,” dit la fille. “Mais j’aurais probablement l’occasion de lui reparler. Il passe ses journées au bar.”

“A-t-il dit qu’il y avait un risque qu’il puisse devenir – tu sais – bizarre, ou quelque chose? Qu’il te fasse quelque chose ! »

“Pas exactement”, dit la fille. « Il lui faudrait plus d’informations, maman. Il faut leur parler de son enfance – des choses comme ça. Je te l’ai dit, on pouvait à peine parler, c’était très bruyant là bas. »

“Bon. Comment est ton manteau bleu?”

“Très bien. J’ai fait enlever une partie de la doublure.”

“Et comment sont les vêtements, cette année?”

“Terribles, mais pas mettables. Avec des paillettes – tout ça, » dit la fille.

“Et votre chambre?”

“Bien. Mais juste bien. Nous n’avons pas peu avoir la chambre que nous avions eue avant la guerre,” dit la fille. « Les gens sont affreux, cette année. Tu devrais voir ce qui est assis à côté de nous au restaurant. A la table d’à coté, on dirait qu’ils sont venus ici en camion. »

“Oui, c’est partout pareil. Et ta robe de bal ? »

“Trop longue. Je t’ai dit qu’elle était trop longue.”

“Muriel, je vais te le demander une fois de plus – tu vas vraiment bien?”

“Oui, Maman”, dit la fille. « Pour la quatre vingt dixième fois. »

“Et tu ne veux pas rentrer à la maison?”

“Non, maman.”

“Ton père a dit hier soir qu’il serait ravi de payer si tu voulais faire un voyage toute seule, pour réfléchir à tout cela. Tu pourrais faire une jolie croisière. Nous avons pensé… »

“Non, merci,” dit la fille en décroisant ses jambes. « Maman, ce coup de fil va coûter une b… »

“Quand je pense que tu as attendu ce garçon pendant toute la guerre – je veux dire, quand je pense à toutes ces petites idiotes d’épouses qui… »

“Maman,” dit la fille, “il vaut mieux qu’on raccroche. Seymour va rentrer d’une minute à l’autre. »

“Où est il?”

“Sur la plage.”

“Sur la plage? Tout seul? Il se tient correctement, sur la plage?”

“Maman,” dit la fille, “tu en parles comme s’il s’agissant d’un fou furieux…”

“Je n’ai rien dit de tel, Muriel.”

“Eh bien, tu en donnes l’impression. Je veux dire, tout ce qu’il fait est de rester couché. Il n’enlève même pas son peignoir. »

“Il n’enlève même pas son peignoir? Pourquoi ? »

“Je ne sais pas. Parce qu’il est si pâle, je pense. »

“Mon Dieu, il a besoin du soleil. Tu ne peux pas le forcer?”

“Tu connais Seymour,” dit la fille, en recroisant les jambes. « Il dit qu’il ne veut pas qu’un tas d’imbéciles viennent regarder son tatouage. »

“Il n’a pas de tatouage! Il s’en est fait faire un à l’Armée ? »

“Non Maman. Non, non,” dit la fille en se levant. “Ecoute, je t’appelerai demain, peut être.”

“Muriel. Maintenant, écoute moi.”

“Oui, Maman,” dit la fille en mettant tout son poids sur sa jambe droite.

“Appelle moi s’il dit, ou fait, quoi que ce soit de bizarre – tu vois ce que je veux dire. Tu m’entends ? »

“Maman, je n’ai pas peur de Seymour.”

“Muriel, je veux que tu me le promettes.”

“D’accord, je promets. Au revoir, Maman,” dit la fille. « Embrasse Papa. » Elle raccrocha.

“C’est ma glace,” dit Sybil Carpenter, descendue à l’hôtel avec sa mère. « Est-ce que c’est ma glace ? »

“Chaton, arête de répéter cela. Tu rends Maman complètement folle. Tiens toi calme s’il te plait. »

Madame Carpenter était en train de mettre de la lotion solaire sur les épaules de Sybil, l’étalant sur les fines omoplates de son dos. Sybil était assise, en équilibre instable, sur un énorme ballon de plage, face à l’océan. Elle portait un maillot de bain jaune canari, deux pièces, dont l’une ne lui serait pas réellement nécessaire pour les neuf ou dix années à venir.

“Ce n’était qu’un mouchoir de soie tout simple – on s’en rendait compte quand on approchait,” disait la femme dans le fauteuil de plage à côté de celui de Madame Carpenter. « J’aimerais savoir comment elle l’attachait. C’était vraiment adorable. »

“Ca a l’air adorable,” acquiesce Madame Carpenter. “Sybil, tiens toi calme, mon chat.”

“Est que c’est ma glace?” dit Sybil.

Madame Carpenter soupira. “D’accord,” dit elle. Elle reboucha la bouteille de lotion solaire. « Maintenant, cours et va jouer, mon chat. Maman remonte à l’hôtel prendre un Martini avec Madame Hubbel. Je te rapporterai l’olive. »

Libérée, Sybil se précipita tout de suite vers la partie plate de la plage, et commença à marcher dans la direction du Pavillon des Pêcheurs. Ne s’arrêtant que pour enfoncer son pied dans les restes effondrés d’un château, elle se trouva bientôt hors de la zone réservée aux visiteurs de l’hôtel.

Elle marcha pendant environ un quart de mile, puis, soudain, se mit à courir en diagonale, remontant vers la partie couverte de sable fin. Elle s’arrêta net en atteignant l’endroit où un jeune homme était allongé sur le dos.

“Tu vas dans l’eau, c’est ma glace? » dit-elle.

Le jeune home se releva, la main droite serrant les pans de son peignoir d’éponge. Il se retourna sur le ventre, laissant une serviette roulée tomber de ses yeux, qu’il cligna vers Sybil.

“Hé, bonjour Sybil.”

“Tu vas dans l’eau?”

“Je t’attendais,” dit le jeune homme. « Quoi de neuf ? »

« Quoi ? » dit Sybil.

“Quoi de neuf? Qu’est ce qu’il y a au programme ? »

“Mon papa arrive demain dans un navion, » dit Sybil en donnant des coups de pied dans le sable.

“Pas dans ma figure, poupée,” dit le jeune homme, mettant sa main sur la cheville de Sybil. « Eh bien, il était temps qu’il arrive, ton papa. Je l’attends depuis des heures. Des heures. »

“Où est la dame?” dit Sybil.

“La dame?” le jeune homme fit tomber du sable de ses cheveux fins. « C’est difficile à dire, Sybil. Elle pourrait être en mille lieux différents. Chez le coiffeur. En train de se faire teindre les cheveux en noir corbeau. Ou en train de fabriquer des poupées, pour les enfants dans le besoin, dans sa chambre.” Allongé sur le ventre, maintenant, il serra les deux poings, les mis l’un sur l’autres, et posa son menton par-dessus. « Demande moi autre chose, Sybil, » dit il. « Tu as un drôlement joli maillot de bain. S’il y a une chose que j’aime, ce sont bien les maillots de bain bleus. »

Sybil le fixa, puis regarda vers le bas, son ventre tout rond. « C’est un jaune, » dit elle. « C’est un jaune. »

“Ah oui? Approche toi.” Sybil fit un pas en avant. “Tu as tout à fait raison. Je suis idiot. »

“Tu vas dans l’eau?” dit Sybil.

“Je l’envisage sérieusement. Je suis en train d’y réfléchir, Sybil, tu dois être ravie de l’apprendre. »

Sybil tâta la bouée de caoutchouc que le jeune homme utilisait parfois comme oreiller. « Il lui faut de l’air, » dit elle.

“Tu as raison. Il lui faut plus d’air que je ne suis prêt à lui en donner. » Il enleva ses poings, et reposa son menton sur le sable. « Sybil, » dit il, « tu as l’air en plein forme. Je suis content de te voir. Parle moi de toi. » Il tendit les bras devant lui, et attrapa les deux cheville de Sybil dans ses mains. « Je suis Capricorne, » dit il. « Tu es quoi ? »

“Sharon Lipschutz a dit que tu l’avais laissée s’asseoir sur le siege du piano avec toi,” dit Sybil.

“Sharon Lipschutz a dit ca?”

“Sybil hocha la tête vigoureusement.

Il lâcha ses chevilles, replia ses mains, et posa le côté de son visage sur son avant bras droit. « Eh bien, » dit il, « tu sais comment ces choses arrivent, Sybil. J’étais là, assis, jouant du piano. Tu n’étais pas dans le coin. Et Sharon Lipschutz est arrivée, et s’est assise à côté de moi. Je ne pouvais pas la faire tomber, hein ? »

“Si.”

“Oh, non. Non je ne pouvais pas faire ça,” dit le jeune homme. “Je vais de dire ce que j’ai fait, pourtant. »

“Quoi?”

“J’ai fait comme si c’était toi.”

Sybil s’accroupit, soudain, et commença à creuser dans le sable. « Allons dans l’eau, » dit-elle.

“D’accord,” dit le jeune homme. « Je crois que je peux y arriver. »

“La prochaine fois, pousse là,” dit Sybil.

“Pousser qui?”

"Sharon Lipschutz."

“Ah, Sharon Lipschutz,” dit le jeune homme. « Comme ce nom me revient. Mélangeant souvenir, et désir. » Il se leva soudain, et regarda l’océan. « Sybil, » dit il, « je vais te dire ce que nous allons faire. Voyons si nous pouvons attraper un poisson banane. »

“Un quoi?”

“Un poisson banane”, dit il en défaisant la ceinture de son peignoir. Il enleva son peignoir. Ses épaules étaient blanches et minces, et son maillot bleu roi. Il plia son peignoir, d’abord dans le sens de la longueur, puis en trois. Il déroula la serviette qu’il avait mise sur ses yeux, l’étala sur le sable, et posa le peignoir plié par-dessus. Il se pencha, attrapa la bouée, et la cala sous son bras droit. Puis, dans sa main gauche, il prit la main de Sybil.

Tous deux se mirent à marcher vers l’océan.

“J’imagine que tu as vu pas mal de poisons bananes, au cours de ta vie,” dit le jeune homme.

Sybil hocha la tête.

“Jamais? Mais tu vis où, alors? »

“Je ne sais pas,” dit Sybil.

“Bien sur que tu sais. Tu dois savoir. Sharon Lipschutz sait où elle habite, et elle n’a que trois ans et demi. »

Sybil s’arrêta de marcher, et retira sa main de la sienne. Elle ramassa un coquillage banal, et se mit à le regarder d’un air de profonde curiosité. Elle le jeta. « Whirly Wood, Connecticut », dit elle, en recommença à marcher, le ventre en avant.

“Whirly Wood, Connecticut,” dit le jeune homme. « Ca ne serait pas près de Whirly Wood, Connecticut, par hasard ? »

Sybil le regarda. “C’est là que j’habite,” dit elle impatiemment. « J’habite à Whirly Wood, Connecticut. » Elle courut quelques pas devant lui, attrapa son pied gauche de la main gauche, et sauta deux ou trois fois.

“Tu n’imagines pas à quel point cela rend tout plus clair,” dit le jeune homme.

Sybil relâcha son pied. “As-tu ‘le petit Sambo Noir’ ? » dit elle.

“C’est très amusant que tu me demandes cela,” dit il. « Il se trouve que je viens de le finir la nuit dernière. » Il tendit la main, et reprit celle de Sybil « Qu’est ce que tu en as pensé ? » lui demanda-t-il.

“Est ce que les tigres ont couru autour de l’arbre ? »

“j’ai cru qu’ils ne s’arrêteraient jamais. Je n’avais jamais vu autant de tigres. »

“Il n’y en avait que six,” dit Sybil.

“Seulement six!” dit le jeune homme. « Pour toi c’est ‘seulement’ ? »

“Tu aimes la cire?” demande Sybil.

“Si j’aime quoi?” demanda le jeune homme.

“La cire.”

“Beaucoup. Toi aussi?”

Sybil acquiesca. “Tu aimes les olives ? » demanda-t-elle.

“Les olives – oui. Des olives et de la cire. Je ne m’en sépare jamais.”

“Tu aimes Sharon Lipschutz?” demanda Sybil.

“Oui. Oui, je l’aime,” dit le jeune homme. « Ce que j’apprécie tout particulièrement chez elle, c’est quelle ne fait jamais rien de méchant aux petits chiens dans le lobby de l’hôtel. Ce tout petit bouledogue, par exemple, qui appartient à cette dame du Canada. Tu ne me croiras probablement pas, mais il y a des petites filles qui donnent des coups à ce petit chien avec des bâtons de ballons. Sharon ne fait pas cela. Elle n’est jamais méchante ou cruelle. C’est pour cela que je l’aime autant. »

Sybil ne répondit pas.

“J’aime mâcher des bougies,” dit elle finalement.

“Qui n’aime pas cela?” dit le jeune homme, les pieds dans l’eau. « Ooo ! C’est froid. » Il fit tomber la bouée de caoutchouc, à l’envers. « Non, attends un instant, Sybil. Attends qu’on soit un peu plus loin.
Ils pataugèrent jusqu’à ce que Sybil ait de l’eau jusqu’à la taille. Puis le jeune homme la souleva, et la posa sur le ventre, sur la bouée.

“Tu ne portes jamais de bonnet de bain, ou de chose comme ca?” demanda-t-il.

“Ne me lâche pas,” ordonna Sybil. « Tu me tiens bien. »

“S’il vous plait, mademoiselle Carpenter. Je connais mon métier, » dit le jeune homme. « Ouvrez bien grand vos yeux, et cherchez les poissons banane. C’est un jour rêvé pour les poissons bananes.

“Je n’en vois aucun,” dit Sybil.

“C’est compréhensible. Leurs moeurs sont très particulières. » Il continuait à pousser la bouée. L’eau n’atteignait pas encore sa poitrine. « Leur existence est très tragique, » dit il. « Tu sais ce qu’ils font, Sybil ? »

Elle hocha la tête.

“Eh bien, ils nagent jusqu’à une grotte, où il y a beaucoup de bananes. Ce sont des poissons d’apparence normale, quand ils y entrent. Mais une fois dedans, ils se comportent comme des cochons. En fait, j’ai entendu dire que certains poissons banane peuvent entrer dans une grotte de banane, et y manger jusqu'à soixante dix huit bananes. » Il rapprocha la bouée, et sa passagère, d’un pied vers l’horizon. « Naturellement, après cela, ils sont si gros, qu’il ne peuvent plus ressortir de la grotte. Ils ne passent plus par la porte. »

“Pas trop loin,” dit Sybil. « Qu’est ce qui leur arrive ? »

“Qu’est ce qui arrive à qui?”

“Aux poissons banane.”

“Oh, tu veux dire après qu’ils aient mange tant de bananes qu’ils ne peuvent ressortir de la grotte aux bananes ? »

“Oui,” dit Sybil.

“Eh bien, je suis désolé, Sybil. Mais ils meurent. »

“Pourquoi?” dit Sybil.

“Eh bien, ils attrapent la fièvre bananière. Une maladie terrible. »

“Voila une vague,” dit Sybil nerveusement.

“On va l’ignorer. On va la snobber,” dit le jeune homme. “Deux snobs.” Il prit les chevilles de Sybil dans ses mains, et les tira vers le bas et en avant. La bouée bascula sur le sommet de la vague. L’eau trempa les cheveux blonds de Sybil, mais ses cris étaient tout joyeux.

D’une main, quand la bouée fut à nouveau à plat, elle essuya une mèche de cheveux mouillés devant ses yeux, et annonça, “je viens d’en voir un.”

“Vu quoi, mon coeur?”

“Un poisson banane.”

“Mon Dieu, non!” dit le jeune homme. « Avait il des bananes dans la bouche ? »

“Oui” dit Sybil. “Six”.

Le jeune homme attrapa soudain un des pieds mouillés de Sybil, qui pendaient au bout de la bouée, et en embrassa la voûte.

“Eh!” dit la propriétaire du pied, se retournant.

“Eh, toi même. On rentre maintenant. Tu en as eu assez?”

“Non!”

“Désolé,” dit il, en poussant la bouée vers le rivage jusqu’à ce que Sybil en descende. Il la porta sur le reste du chemin.

“Au revoir,” dit Sybil, courant sans regrets vers l’hôtel.

Le jeune homme remit son peignoir, en referma les pans, et enfonça sa serviette dans sa poche. Il attrapa la bouée, encombrante et dégoulinante, et la mit sous son bras. Il partit seul, marchant lentement dans le sable chaud et fin, vers l’hôtel.

Dans l’entresol de l’hôtel, où la direction envoyait les baigneurs, une femme au nez couvert de pommade de zinc monta dans l’ascenseur avec le jeune homme.

“Je vois que vous regardez mes pieds,” lui dit il quand l’ascenseur eut démarré.

“Excusez moi?” dit la femme.

“Je dis que je vois que vous regardez mes pieds.”

“Je vous prie de m’excuser. Il se trouve que je regardais le sol, » dit la femme, se retournant vers la porte de l’ascenseur.

“Si vous voulez regarder mes pieds, dites le, » dit le jeune homme. « Mais ne faites pas ces maudites manières. »

“Je descends ici, s’il vous plaît, » dit rapidement la femme à la fille qui conduisait l’ascenseur.

Les portes s’ouvrirent et la fille sortit sans se retourner.

“J’ai deux pieds normaux et je ne comprends pas pour quelle maudite raison quelqu’un voudrait les fixer, » dit le jeune homme. « Cinquième, s’il vous plait. » Il sortit la clef de sa chambre de la poche de son peignoir.

Il descendit au cinquième étage, traversa le couloir, et entra dans la chambre 507. Elle sentait les valises de cuir neuf, et le dissolvant pour vernis à ongles.

Il jeta un coup d’oeil à la fille endormie sur l’un des lits jumeaux. Puis, il s’approcha d’une des valises, l’ouvrit, et, de sous une pile de caleçons et de maillots de corps, sortit un automatique Ortgies de calibre 7.65. Il en retira le magasin, le regarda, puis le remis en place. Il l’arma. Puis il traversa la pièce, alla s’assoir sur le lit jumeau vide, regarda la fille, visa, et se tira une balle dans la tempe droite.

mercredi 13 janvier 2010

Emily Dickinson - Je ne suis personne

I'm nobody! Who are you?
Are you nobody, too?
Then there's a pair of us - don't tell!
They'd banish us, you know!

How dreary to be somebody!
How public like a frog
To tell one's name the livelong day
To an admiring bog!


Je ne suis personne ! et toi?
Tu n'es personne aussi?
Alors nous sommes deux, tais toi!
Ils nous chasseraient, tu sais!

C'est terrible d'être quelqu'un!
Banal comme une grenouille
Qui crie son nom toutes la journée
A travers les marais!