dimanche 30 novembre 2014

Duo Yu - Bonheur quotidien

Bonheur quotidien


A la fin Mars, les hirondelles, les rigueurs de l’hiver passées,
Sur l’abricotier, devant ma fenêtre, se remettent à pépier
Je leur suis parfois reconnaissant de tout ce tapage
Reconnaissant qu’elles me présentent ce bonheur quotidien
Bonjour feuilles nouvelles, bonjour vertes chenilles, bonjour les hirondelles
Aux plumes ébouriffées ! Sur le rebord de ma fenêtre, les graines éparpillées
Scintillent d’une obscure beauté. Mon Dieu, qu’est ce qui m’arrive ?
J’entends souvent, quand le vent souffle dans le grenier, comme une armée qui défile
Et sous les draps, par le soleil éclaboussés, dissimule des objets d’acier…


日常之欢


三月过后,捱过严冬的麻雀们
又开始在窗外的杏树上叽叽喳喳
我有时对它们的喧闹心存感激
感激它们为我演示一种日常之欢
新树叶好,菜青虫好,尾羽蓬松的
母麻雀好!洒在窗台上的谷粒
闪烁着无名的善。天啊,我这是怎么啦
我时常听到风刮过屋顶时像列阵的步兵
洒满阳光的床单下暗藏着铁器……

lundi 24 novembre 2014

Duo Yu - Aimer tant

爱若干

我们以为这个男人打她、骂她,她再也不会
爱上他了。我们错了。她爱他的拳头,爱他的
伤害。他用她辛苦挣来的钱去抽,去赌,去嫖
她就去挣更多的钱给他。他半夜回来,将她
拉到身下,她便迎合着,像木柴迎向一团火。
他一边狠狠地操她,一边骂她不要脸,她说
她就是个不要脸的骚娘们儿,骂得好极了。
她为他堕胎,第二天接着去工作,因为
她爱他。她必须爱他,我们不知道,如果
不爱他,这个世上,她就再也没有可爱之人了
她爱他,所以绝不能失去他。我们这才明白
她为何会将他一劈两半,一半藏在冰箱里,
一半埋在床底下。

Aimer tant

Nous avions cru que parce qu’il la battait, qu’il l’insultait, elle ne pouvait
l’aimer encore. Nous avions tort. Elle aimait ses poings, elle aimait ses
blessures. L’argent qu’elle gagnait si difficilement, il le fumait, le jouait, le courait.
Et elle continuait à lui en gagner plus. Quand il rentrait en pleine nuit, et la
traînait sous lui, elle se faisait docile, comme un fagot attend la flamme.
Il la baisait brutalement, en la traitant de moins que rien, elle répondait
qu’il avait bien raison, qu’elle n’était rien qu’une salope.
Pour lui, elle avait avorté, le lendemain était retournée travailler, parce
qu’elle l’aimait. Elle devait l’aimer, nous ne le savions pas, mais quand
elle ne l’aimerait plus, elle n’aurait ici-bas plus personne à aimer.
Elle l’aimait tellement qu’elle n’a pas pu le perdre. Et nous comprenons ici
pourquoi elle l’a coupé en deux, caché une moitié dans le frigo
et enterré l’autre sous le lit.

samedi 22 novembre 2014

Charles Bukowski - La belle dame

la belle dame

nous sommes rassemblés ici
pour l’enterrer dans ce
poème.

elle n’a pas épousé un soûlaud sans travail qui
la battait tous les
soirs.

aucun de ses enfants a jamais porté
de chemises tâchées de morve
ou de robes déchirées.

et la belle dame
simplement
calmement
est décédée.

puisse-t-elle être enterrée
dans la pure poussière
de ce poème

avec ses entrailles
et ses bijoux
et ses peignes et ses
poèmes

avec ses yeux bleu pâle
et son
mari
souriant
fortuné
effrayé.


the beautiful lady

we are gathered here now
to bury her in this
poem.

she did not marry an unemployed wino who
beat her every
night.

her several children will never wear
snot-stained shirts
or torn dresses.

the beautiful lady
simply
calmly
died.

and may the clean dirt of this poem
bury
her.

her and her womb
and her jewels
and her combs and her
poems

and her pale blue eyes
and her
grinning
rich
frightened
husband.

Charles Bukowski - De la glace pour les aigles

De la glace pour les aigles

Je me rappelle encore les chevaux
sous la lune
je me rappelle encore que je leur donnais
du sucre
en rectangles blancs
pareils à des glaçons
et leurs têtes étaient comme
des aigles
chauves et qui pouvaient mordre et
ne le faisaient pas

Les chevaux étaient plus vrais que
mon père
plus vrais que Dieu
et ils auraient pu m’écraser les
pieds mais ne le faisaient pas
ils auraient pu faire toutes sortes d’horreurs
mais ne le faisaient pas.

J’avais presque 5 ans
mais je n’ai pas oublié
mon dieu qu’elles étaient fortes, et bonnes
ces langues rouges qui pendaient en bavant
de leur âme.


Ice for the eagles

I keep remembering the horses
under the moon
I keep remembering feeding the horses
sugar
white oblongs of sugar
more like ice,
and they had heads like
eagles
bald heads that could bite and
did not.

The horses were more real than
my father
more real than God
and they could have stepped on my
feet but they didn't
they could have done all kinds of horrors
but they didn't.

I was almost 5
but I have not forgotten yet;
o my god they were strong and good
those red tongues slobbering
out of their souls.

Duo Yu - Qu'est-ce qu'il a, ce monde

Qu’est-ce qu’il a, ce monde

Qui emmènera les brebis paître aux nuages blancs
Qui emmènera les chevaux s’abreuver à l’Océan
Le paysan qui a perdu son champ plante sur son toit des pommes de terre
Le fonctionnaire qui tient le pouvoir cache son argent dans un trou de souris

Mendiant, ne va pas demander à la porte du riche
Victime, ne va pas réclamer devant le tribunal

Monde, calme-toi, et écoute
La doléance de l’ombrageuse cigale
Qui crie du matin jusqu’au soir


这世界怎么啦

是谁将羊群赶到白云上吃草
是谁将马群赶到大海上饮水
失去土地的农夫在屋顶上栽种土豆
权柄在握的官吏在鼠洞里隐藏金钱
行乞者啊,不要去富人的门前乞讨
冤屈者啊,不要到法院的门口喊冤

世界,请安静一下,听听
这只狂躁的蝉有什么冤情
它从早晨一直叫到了晚上


jeudi 20 novembre 2014

Duo Yu - Quand chacun dormira à poings fermés


Quand chacun dormira à poings fermés

Quand chacun dormira à poings fermés, les oiseaux de nuit reviendront au bois
Quand chacun dormira à poings fermés, la rivière en grondant s’écoulera
Quand chacun dormira à poings fermés, la terre doucement se retournera
Quand chacun dormira à poings fermés, les animaux géants se mettront à ronfler

Alors, les grandes cités du Nord éteindront toutes les lumières
Toutes les exclamations ensemble se fondront en un chœur d’insectes
A travers la brume encore effilochée, on verra soudain la sphère étoilée
Et le royaume d’autrefois à cet instant apparaitra



只有在众人沉睡时

只有在众人沉睡时,夜鸟才会归林
只有在众人沉睡时,河流才哗哗流淌
只有在众人沉睡时,大地才轻轻翻身
只有在众人沉睡时,巨兽才开始打鼾

此刻,北方的大城熄灭了全城的灯火
全部的喧嚣汇成了夜虫的合鸣
雾霭虽未散尽,星空就要乍现
那上古的国在这一刻突然降临

jeudi 13 novembre 2014

Yu Jian - 12 (le chemin qui mène là bas)

Le chemin qui mène là-bas n’a pas besoin de traverser
L’acier
Le plastique et le nylon
N’a pas besoin d’emprunter
Les rues
Et les grandes routes
N’a pas besoin de passer
Par les coiffeuses des femmes
Et les verres de bière des hommes
Le chemin qui mène là-bas
N’a pas besoin de passeport
De chaussures
Ou d’essence
Je sais que ce chemin sur la terre
Autrefois
N’avait pas de limites
Mais aujourd’hui pour aller là-bas
Sans piétiner
Les tuyaux de gaz ou les services comptabilité
Je n’ai que mes poèmes
Pour me servir de pieds

通向那里的道路不需要经过

塑料和尼龙
不需要经过
街道
和公路
不需要经过
女人的梳妆台
和男人们的啤酒杯
通向那里的道路
不需要证件
鞋子
和汽油
我知道这条道路曾经
在大地上
无边无际地存在
但我现在要去那里
如果我不想踩着
煤气管或者会计室
我只能用诗歌
做我的脚


mardi 11 novembre 2014

Comme je Méditais en Silence - Walt Whitman


Comme je Méditais en Silence
 
Comme je Méditais en Silence,
Sur mes poèmes revenant, m’attardant, réfléchissant,
Un Fantôme m’est apparu, son visage mal convaincu
Terrifiant par sa beauté, sa puissance et son âge,
Le génie des poètes d’antan,
Qui me considérait de ses yeux flamboyants
Du doigt me désignant tous ces chants immortels
Et la voix menaçante, Que chantes-tu ? dit-il,
Ne comprends-tu pas que les bardes promis à la pérennité
N’ont qu’un seul sujet, qui est la Guerre, et la fortune des combats,
Et la formation du parfait soldat.
 
Sache-le, alors je répondis,
C’est autant, Ombre altière, je chante aussi la guerre, et plus longue et plus grande qu’aucune,
Livrée dans ce recueil, à l’issue incertaine, avec ses dérobades et ses avances et ses retraites,
             et sa victoire qui chancelle et puis s’arrête,
(Et que pourtant, je crois, enfin, inévitable, ou quasiment,) livrée sur cette terre,
Pour la vie et la mort, pour notre Ame éternelle, et notre Corps,
Je suis là, moi aussi, qui chante le chant des combats,
Et par-dessus tout, la bravoure du soldat.


As I ponder'd in silence

As I ponder'd in silence,
Returning upon my poems, considering, lingering long,
A Phantom arose before me with distrustful aspect,
Terrible in beauty, age, and power,
The genius of poets of old lands,
As to me directing like flame its eyes,
With finger pointing to many immortal songs,
And menacing voice, What singest thou? it said,
Know'st thou not there is hut one theme for ever-enduring bards?
And that is the theme of War, the fortune of battles,
The making of perfect soldiers.


Be it so, then I answer'd,
I too haughty Shade also sing war, and a longer and greater one than any,
Waged in my book with varying fortune, with flight, advance and retreat, victory deferr'd and wavering,
(Yet methinks certain, or as good as certain, at the last,) the field the world,
For life and death, for the Body and for the eternal Soul,
Lo, I too am come, chanting the chant of battles,
I above all promote brave soldiers.


 

dimanche 2 novembre 2014

Yu Jian - 344 (la caisse noire du piano)

344

黑色钢琴盖
像一具装着大人物的棺木
暗藏着他的恶习和指甲壳
女儿的恐惧表现为表情呆板
手指总是长不长
她神经质地
在每次课程结束时
忽然微笑

La caisse noire du piano
Comme le cercueil d’un important personnage
Dissimule ses cruautés et ses faux ongles
La terreur de ma fille se lit sur son visage figé
Ses doigts ne veulent pas s’allonger
Et sa nervosité
Redevient sourire
Quand la leçon prend fin

Yu Jian - 85 (au sud et puis à l'ouest)


85
 
在西部以南
灰色的岩石上
爬满冬天的蜘蛛
同样 在黑蜘蛛身上
爬着灰色的岩石
 
Au sud et puis à l’ouest
Sur les rochers gris
Rampent les araignées d’hiver
Ou bien               sur le corps noir des araignées
Rampent les rochers gris

dimanche 26 octobre 2014

Larkin - Retour sur les crapauds

Retour sur les crapauds
 
Une promenade dans le parc
Semble préférable au bureau :
Le lac, les rayons du soleil,
La pelouse où l’on s’étend,
 
Le bruit lointain du bac à sable
Derrière les bas noirs des nourrices -
L’endroit vous parait confortable.
Mais je n’en voudrais pas,
 
Car je fais partie de ces gens
Qu’on y rencontre l’après-midi
Vieux éclopés faisant leurs exercices
Greffiers effarés qui tremblent de peur
 
Convalescents au teint de cire
Perdus depuis quelque accident
Et personnages en longs manteaux
Dans les poubelles se plongeant
 
Qui cherchent tous à fuir ce travail de crapaud
En se faisant faibles ou idiots.
Imaginez-vous l’un deux !
Ecoutant l’heure sonner
 
Regardant le pain se livrer
Le soleil dans le ciel se cacher
Les enfants de l’école rentrer;
Imaginez-vous l’un d’eux,
 
Ressassant leurs vies ratées
Devant un massif d’azalées
Sans rien à faire que de rentrer
Sans amis que des chaises vides-
 
Non, rendez-moi ma bannette courrier
Ma secrétaire et son gros chignon
Mes je-prends-les-appels-monsieur ?
Que demander de mieux,
 
Quand on allume à quatre heures passées
Dans les derniers jours de l’année ?
Donne-moi le bras, crapaud, mon frère
Sur le chemin du cimetière.


Toads revisited

Walking around in the park
Should feel better than work:
The lake, the sunshine,
The grass to lie on,

Blurred playground noises
Beyond black-stockinged nurses -
Not a bad place to be.
Yet it doesn't suit me.

Being one of the men
You meet of an afternoon:
Palsied old step-takers,
Hare-eyed clerks with the jitters,

Waxed-fleshed out-patients
Still vague from accidents,
And characters in long coats
Deep in the litter-baskets -

All dodging the toad work
By being stupid or weak.
Think of being them!
Hearing the hours chime,

Watching the bread delivered,
The sun by clouds covered,
The children going home;
Think of being them,

Turning over their failures
By some bed of lobelias,
Nowhere to go but indoors,
Nor friends but empty chairs -

No, give me my in-tray,
My loaf-haired secretary,
My shall-I-keep-the-call-in-Sir:
What else can I answer,

When the lights come on at four
At the end of another year?
Give me your arm, old toad;
Help me down Cemetery Road.

vendredi 24 octobre 2014

Yu Jian - 93 (ce soir les nuages)


这个黄昏云象贝多芬的头发那样卷曲着
这个黄昏高原之幕被落日的手揭开了
一架巨大的红钢琴 
张开在怒江和高黎贡山之间
水从深处抬起了它的透明 鸟把羽毛松开在树枝上
黄金之豹 把双爪枕在岩石的包厢口 蛇上升着
石头松开了握着的石头 森林里树的肤色在转深
星星的耳朵悬挂在高处 万物的听都来了
哦 请弹奏吧 永恒之手


Ce soir les nuages roulent comme les cheveux sur la tête de Beethoven
Ce soir sur le plateau le rideau se lève sous la main du soleil couchant
Un énorme piano rouge
S’étend du Salouen aux monts Gaoligong
Des profondeurs l’eau fait jaillir sa transparence
                sur les branches les oiseaux se défont de leurs plumes
La panthère dorée         a déposé ses griffes à l’entrée de la loge             le serpent se dresse
La pierre a relâché son étreinte sur la pierre      dans la forêt l’écorce des arbres s’assombrit
Les oreilles des étoiles sont suspendues là-haut                             toutes les créatures sont à l’écoute
Joue !   O main immortelle !

Yu Jian - 31 (Geyitou)


在云南以北的国家公路旁
一块路牌标示出格以头地方
哦 格以头
没有人知道那是一个什么去处
只看见路牌下有一条腐烂在雨水中的泥浆路
是马蹄和光脚板踩出来的



Au nord du Yunnan au bord d’une route nationale
Une pancarte indique un lieu appelé Geyitou
Oh          Geyitou
Personne ne sait quel genre d’endroit cela peut être
On y voit seulement au-dessous du panneau un chemin délabré par la pluie et la boue
Que des sabots et des pieds nus ont aplani

 

Yu Jian - 258 (dimensions)


测量
不知几万里也

这是您的大地
20米×48米
占地960平米
这是您的小区
23米×5、1米
占地117、3平米
这是您的套间
6、5米×4、2米
占地27、3平米
这是您的客厅
5、6米×3、4米
占地19平米
这是您的卧室
2、1米×1、8米
占地3、8平米
测量员以为还可以退一步
结果撞到了墙壁
这是您的厨房
1、6米×1、1米
占地1、76平米
这是您的卫生间
1、4米×1、8米
占地2、8平米
这是您的床位
1、6米×0、5米×2
占地1、6平米
这是太太和您
本人
0、2×0、3米
占地0、06平米
先生,这是……测量员停顿了一下
您的盒子。


Nul ne saurait appréhender
Ces dimensions

Voici votre territoire
20 mètres par 48
960 mètres carrés
Voici votre voisinage
23 mètres par 5,1
117,3 mètres carrés
Voici votre vestibule
6,5 mètres par 4,2
27,3 mètres carrés
Voici votre salon
5,6 mètres par 3,4
19 mètres carrés
Voici votre chambre
2,1 mètres par 1,8
3,8 mètres carrés
Le géomètre croit pouvoir encore reculer d’un pas
Et se cogne contre le mur
Voici votre cuisine
1,6 mètre par 1,1
1,76 mètre carré
Voici votre salle de bains
1,4 mètre par 1,8
2,8 mètres carrés
Voici l’emplacement de votre lit
1,6 mètre par 0,5, fois 2
1,6 mètre carré
Voici votre épouse et
Vous-même
0,2 mètres par 0,3
0,06 mètre carré
Et voici, Monsieur… le géomètre fait silence
Voici votre boîte.



jeudi 9 octobre 2014

Lecture de Yu Jian, la Guillotine, Montreuil 23 Octobre 2014

Les mains vides         Apportant un poème
空着手 带着诗
Lecture bilingue de poèmes de Yu Jian
Par Yu Jian et François Charton
 
Jeudi 23 Octobre - 19h30
Au Théâtre de la Guillotine
24 rue Robespierre
Montreuil (métro Robespierre)
 
Paris attire toujours autant les artistes : le grand poète chinois YuJian 于坚 y vient quelques semaines. Nous organisons avec lui, dans l'esprit du banquet de poésie qui a eu lieu au printemps cette année, une soirée ou ses textes et images seront partagés, en chinois et en français, pour le plaisir de curieux, d'amateurs de poésie ou de culture chinoise ou des deux. Quelques thèmes (art, peurs, écriture, nature...) seront bien espacés pour nous laisser le temps de discuter et partager autour d'un verre, afin que la poésie sonne, claironne et vive.
 

Images intégrées 1
Né en 1954 au Yunnan, dans le Sud Ouest de la Chine, Yu Jian voit ses études interrompues par la Révolution Culturelle et devient, à quinze ans, ouvrier soudeur. Sous l’influence de son père, amateur de poésie classique, il commence à écrire des vers au milieu des années 70. En 1980, à la faveur de la réouverture des universités, il est admis à l’Université du Yunnan, dont il sort diplômé de littérature chinoise en 1984. En 1986, ses premiers poèmes paraissent dans des revues littéraires d’envergure, et il fonde avec le poète Han Dong un magazine d’avant-garde, Tamen (Eux). Ses premiers recueils paraissent à la fin des années 80.
 
En 1994, il fait paraître Dossier 0, un long poème en prose reprenant le style des dossiers administratifs, métaphore tant de l’homme moderne que du processus créatif (une traduction est parue en 2005 aux éditions, Bleu de Chine, Gallimard, et est reprise dans le recueil Les rubans du cerf volant, parus en 2014). En 2000, il fait paraître Un Vol, longue évocation de la société contemporaine, influencée par La Terre Vaine de T.S. Eliot (traduction parue en 2010 aux éditions Gallimard-Bleu de Chine). Parallèlement à son œuvre poétique, Yu Jian poursuit une activité de photographe et de cinéaste.
 

mardi 23 septembre 2014

Yu Jian - 239 (les mains vides)

Les mains vides                    apportant un poème
J’entre dans le salon             pour son anniversaire
Passe la porte                        enlève mes souliers
Tous les messieurs toutes les dames se retournent
Comme des singes dressés           qui attendent
Que de mes mains                        tel un magicien
Je tire un cadeau pour notre hôte
Une rose           un cigare            un briquet
Une poupée ou bien des caramels
Voire, une limousine
Ils ont préparé leurs            bravos
Leurs                                   « Comme c’est joli !»
Et je comprends soudain            qu’ici
Mon cadeau n’est plus présentable
Comment expliquer à cet hôte rayonnant
Qu’à son anniversaire              j’ai apporté un poème
C’est si inconvenant            vieillot            bon marché          bizarre
Si risible          mesquin                 si impensable
Que sous tous ces regards              mon poème
Comme  un dégoûtant un cafard
Leur ferait pousser des cris
Abominables


空着手 带着诗
来到他家的客厅 祝贺生日
进门 脱掉鞋子 
女士们先生们全部转过身来
像被训练过的猴子 等着
我的手 变戏法似地
掏出一件送给主人的礼物
玫瑰 雪茄 打火机
布娃娃或者牛奶糖
就是开来一辆轿车
他们也会准备好 哇
地一声 “好漂亮哦!”
我忽然明白 在这儿
我的礼物已经拿不出手
我无法告诉这位喜气洋洋的主人
生日 我带来了诗歌
它是那么不合时宜 古老 破旧 陌生
可笑 寒酸 那么匪夷所思
众目睽睽 我的诗歌
就要象一只讨厌的蟑螂那样
引起一阵可怕的
尖叫

mercredi 3 septembre 2014

Le fil - Wires - Philip Larkin

Le fil

Dans les vastes prairies les clôtures sont électrifiées
Car si ne pas sortir semble une évidence au vieux troupeau
Les jeunes bouvillons devinent toujours une eau plus claire
Loin d’ici, n’importe où. Et ce qui se trouve après le fil

Va tant les exciter qu’ils se fourvoieront contre ce fil
Dont la brutalité impitoyable tranche leur chair.
Les jeunes bouvillons deviennent alors un vieux troupeau
Leurs vastes rêveries par l’électricité limitées



Wires

The widest prairies have electric fences,
For though old cattle know they must not stray
Young steers are always scenting purer water
Not here but anywhere. Beyond the wires

Leads them to blunder up against the wires
Whose muscle-shredding violence gives no quarter.
Young steers become old cattle from that day,
Electric limits to their widest senses.

Robert Frost - Le chemin délaissé- The road not taken

Le chemin délaissé

Dans un bois jaune deux chemins se séparaient
Et désolé de ne pouvoir emprunter l’un et l’autre
Et n’être qu’un voyageur longtemps je demeurai
Et suivis du regard autant que je pouvais
Le premier jusqu’au tournant sous les hêtres ;

Puis je pris le second, presqu’aussi tentant
Et peut-être même plus recommandé
Parce que tout herbeux, à la marche invitant ;
Même si, pour dire vrai, les passants
Les avaient tous deux pareillement usés

L’un et l’autre s’offraient au petit jour
Avec leurs feuilles qu’aucun marcheur n’avait noircies
Je gardais le premier pour un autre parcours
Tout en sachant que de tour en détour
Je ne repasserais probablement jamais ici

C’est en soupirant que je devrais l’avouer
Je ne sais où, il y a bien longtemps
Deux chemins dans un bois se séparaient et j’ai –
J’ai pris des deux le moins fréquenté
Et c’était sans doute le plus important.


The Road Not Taken

Two roads diverged in a yellow wood,
And sorry I could not travel both
And be one traveler, long I stood
And looked down one as far as I could
To where it bent in the undergrowth;

Then took the other, as just as fair
And having perhaps the better claim,
Because it was grassy and wanted wear;
Though as for that the passing there
Had worn them really about the same,

And both that morning equally lay
In leaves no step had trodden black.
Oh, I kept the first for another day!
Yet knowing how way leads on to way,
I doubted if I should ever come back.

I shall be telling this with a sigh
Somewhere ages and ages hence:
Two roads diverged in a wood, and I —
I took the one less traveled by,
And that has made all the difference.

dimanche 6 juillet 2014

PG Wodehouse - Bien bien Jeeves - Chapitre VIII

Je crois vous avoir déjà parlé du jeune Tuppy Glossop. C’est, vous vous en souvenez peut-être, le garçon qui, oubliant sans complexe le fait que nous étions amis d’enfance, avait parié, un soir aux Drones, que je n’étais pas capable de traverser la piscine suspendu aux anneaux accrochés au-dessus – un jeu d’enfant pour quiconque a ma souplesse – et qui, constatant que j’avançais bien, avait décroché le dernier anneau, me contraignant ainsi à plonger dans l’abîme, en tenue de soirée.

Affirmer que je ne me lui en voulais pas pour cette mauvaise action, qui me paraissait mériter le titre de crime du siècle, serait faire peu de cas de la vérité. Je lui en voulais, profondément, grognant et pas qu’un peu à l’époque, et continuant de grogner pendant plusieurs semaines.

Mais vous savez comment vont les choses. La blessure guérit et les souffrances s’apaisent.

Je ne dis pas, comprenez-moi, que si l’occasion s’était présentée de faire choir, d’une grande hauteur, sur la tête de Tuppy, une éponge humide, ou de mettre une anguille dans son lit, ou d’exprimer de semblable manière toute ma créativité, je ne l’aurais pas fait avec délice ; mais cela ne changeait rien. Je veux dire, si profondément blessé que j’aie pu l’être, je n’éprouvais aucun plaisir à apprendre que la chouette vie de ce garçon était détruite par la perte d’une fille que, peu importent les évènements, j’étais convaincu qu’il aimait toujours comme un dingue.

A l’opposé, je désirais de tout cœur guérir cette fracture, et tout rendre de nouveau mimi-sympa entre ces deux gamins séparés. Vous l’auriez déduit des remarques que j’avais faites à tante Dahlia, et si vous aviez assisté à cette scène et vu le regard plein de gentille condoléance que j’adressai à Tuppy, vous l’auriez déduit davantage encore.

C’était un de ces regards qui interrogent et vous font fondre, accompagné d’une solide poignée de la main droite, et d’une délicate imposition de la gauche sur la clavicule.

« Eh, bien, Tuppy, mon vieux, dis-je. Comment vas-tu, mon vieux ? »

Ma sympathie grandit comme je prononçai ces mots, car il n’y eut ni éclair dans l’œil, ni pression en retour de la paume, aucun signe, pour faire court, de quelque intention de sa part d’effectuer trois pas de danse à l’apparition d’un vieil ami. Il semblait sur la défensive. Il était marqué, comme je me souvenais avoir entendu Jeeves dire un jour, parlant de Pongo Twistleton qui essayait d’arrêter de fumer, du sceau de la mélancolie. Ca ne m’étonnait pas, bien entendu. Dans cette situasse, aucun doute, un certain énervement était compréhensible.

Je relâchai la main, cessai de pétrir l’épaule, tirai le bon vieil étui et lui offris une cigarette.

Il la prit mollement.

« Tu es ici, Bertie ?, demanda-t-il.
- Je suis ici, oui.
- Juste de passage, ou pour quelques temps ? »

Je méditai un instant. J’aurais pu lui dire que j’étais venu à Brinkley Court avec l’intention expresse de remettre ensemble Angela et lui-même, de renouer les liens brisés, et ainsi de suite ; et pendant peut être la moitié du temps nécessaire à l’allumage d’une blonde, j’étais presque résolu à le faire. Puis je réfléchis : il valait mieux, dans l’ensemble, ne pas. Annoncer que j’entendais les prendre, Angela et lui, et les faire sonner comme deux cordes d’un violon, manquait peut-être de tact. Les garçons n’apprécient pas toujours qu’on leur joue du violon.

« Cela dépend, dis-je. Peut-être resterai-je, ou repartirai-je. Mes projets ne sont pas clairs. »

Il hocha la tête avec indolence, à la façon de quelqu’un qui se moquait éperdument de ce que j’allais faire, et resta là, à regarder le jardin qu’éclairait le soleil. Par sa stature et son apparence, Tuppy ressemble un peu à un bouledogue, et il avait à présent l’air d’un de ces braves animaux à qui on aurait refusé une part de gâteau. Il n’était pas difficile à quelqu’un d’aussi perspicace que moi de lire ce qu’il avait à l’esprit, et je n’éprouvai donc aucune surprise quand sa conversation se reporta sur le sujet marqué d’une croix sur mon programme.

« Tu as entendu parler de mon histoire, je suppose ? Angela et moi ?
- Mais tout à fait, Tuppy, mon vieux.
- On a cassé.
- Je sais. Un petit accrochage, je crois, relatif au requin d’Angela.
- Oui, j’ai dit que c’était probablement un poisson plat.
- C’est ce que mes informateurs m’ont appris.
- Qui te l’a dit ?
- Tante Dahlia.
- J’imagine qu’elle m’a proprement injurié ?
- Mais non. En dehors d’un passage où elle a fait référence à toi comme « ce maudit Glossop », j’ai trouvé son langage étonnamment châtié pour quelqu’un qui naguère chassait le renard au club du Quorn. Cependant, j’ai pu constater, permet moi de te le dire, mon vieux, qu’elle trouvait que tu aurais pu faire preuve d’un peu plus de tact.
- De tact ?
- Et je dois admettre que je suis plutôt d’accord avec elle. C’était bien, Tuppy, c’était vraiment gentil, de faire ainsi faner le requin d’Angela ? Tu te souviens certainement à quel point Angela chérissait son requin. Et tu n’as pas vu la claque dans la mâchoire que ça représenterait pour la pauvre enfant, de l’entendre décrit par l’homme à qui elle avait donné son cœur comme un poisson plat ?
Je le vis qui luttait contre de puissants sentiments.
- Et ma vision des choses ? demanda-t-il, d’une voix que l’émotion étranglait.
- Ta vision ?
- Tu ne crois quand même pas, dit Tuppy, de plus en plus véhément, que j’aurais dénoncé ce maudit requin synthétique comme le poisson plat qu’il était certainement si je n’avais pas eu une bonne raison de le faire. Ce qui m’a amené à dire ce que j’ai dit, c’est qu’Angela, cette petite peste, venait d’être très insultante, et que j’en ai profité pour lui rendre la monnaie de sa pièce.
- Insultante ?
- Extrêmement insultante. Au seul motif d’une remarque banale que j’avais lâchée, histoire de dire quelque chose et d’entretenir la conversation, et dans laquelle je m’interrogeais sur ce qu’Anatole allait nous servir à dîner, elle dit que j’étais trop matérialiste, et que je devrais arrêter de penser sans cesse à manger. Matérialiste, mon œil ! En réalité, je suis tout ce qu’il y a de plus idéaliste.
- Tout à fait.
- Et je ne vois aucun mal à se demander ce qu’Anatole servira à dîner. N’est-ce-pas ?
- Bien sûr que non. Une toute naturelle marque de respect envers un grand artiste.
- Exactement.
- Toutefois…
- Oui ?
- Je voulais juste dire qu’il me parait dommage que le fragile vaisseau de l’amour heurte pareille vacherie, quand quelques mots courageux, et contrits, …
Il me regarda fixement.
- Tu ne serais pas en train de me proposer de me dédire ?
- Ce serait la belle et bonne action, mon grand.
- Il est hors de question que je me dédise.
- Mais, Tuppy –
- Non, je ne le ferai pas.
- Mais tu l’aimes, non ?
Celle-là atteignit son but. Il chancela visiblement, et sa bouche se tordit. Le parfait esprit torturé.
- Je ne prétendrai pas que je n’aime pas cette petite garce, dit-il, manifestement touché. Je l’aime passionnément. Mais cela ne change rien au fait que je considère que ce dont elle a le plus besoin au monde, c’est un bon coup de pied au derrière.
Un Wooster ne pouvait guère laisser passer cela.
- Tuppy, vieux sagouin !
- Ce n’est pas bien de crier : Tuppy, vieux sagouin !
- Je crierai quand même : Tuppy vieux sagouin ! Tes façons me choquent, c’est à en lever les sourcils. Où est passé le bon vieil esprit chevaleresque des Glossop ?
- Ne t’inquiète pas pour le bon vieil esprit chevaleresque des Glossop. Dis-moi plutôt où est l’esprit délicat, gentil et féminin des Angela ? Dire à un garçon qu’il est parti pour avoir un double menton !
- Elle a fait cela ?
- Parfaitement.
- Oh, eh bien, les filles, tu sais. Oublies ça, Tuppy. Va la voir et demande pardon.
Il secoua la tête.
- Non. C’est trop tard. Des commentaires ont été faits sur mon ventre sur lesquels il m’est impossible de passer.
- Mais, mon ventre - mon vieux Tuppy, je veux dire – sois juste. Tu lui as dit un jour que son nouveau chapeau la faisait ressembler à un Pékinois.
- Elle avait vraiment l’air d’un Pékinois. Et ce n’était pas une insultante vulgarité. C’était une critique sérieuse et constructive, uniquement motivée par le désir généreux de l’empêcher de se donner en spectacle public. Et accuser sans vergogne un garçon d’être essoufflé à chaque fois qu’il monte trois marches est quelques chose de complètement différent. »

Je commençais à voir que la situation allait demander toute mon astuce et mon habileté. Pour que les cloches du mariage sonnent un jour dans la petite église de Market Snodsbury, Bertram allait manifestement devoir faire preuve d’une bonne dose de ruse. J’avais compris, lors de mon entretien avec tante Dahlia, qu’un certain nombre de vérités avaient été échangées entre les deux parties en présence, mais je n’avais pas réalisé jusqu’alors que les choses en étaient arrivées à ce point.

Le côté pathétique de la situation m’agaçait. Tuppy avait reconnu, en un mot comme en cent, que le cœur du Glossop vibrait encore d’amour, et j’étais certain que, même après ce qui s’était passé, Angela n’avait jamais cessé de l’aimer. A cet instant, elle était sans doute en train de rêver qu’elle le frappait avec une bouteille, mais je suis prêt à parier qu’au plus profond de son cœur l’ancienne affection et la tendresse étaient toujours présentes. Seule la fierté outragée les maintenait séparés, et je sentais que si Tuppy acceptait de faire le premier pas, tout irait pour le mieux.

Je lançai une nouvelle charge.

« Cette querelle lui brise le cœur, Tuppy.
- Comment le sais-tu ? Tu l’as vue ?
- Non, mais je parie que c’est vrai.
- Elle n’en a pas l’air.
- Elle porte le masque, c’est certain. Jeeves fait cela quand je fais preuve d’autorité.
- Elle fronce le nez quand elle me voit, comme si j’étais une conduite d’égout en dérangement.
- Encore le masque. Je suis persuadé qu’elle t’aime encore, et qu’un mot gentil de ta part est tout ce qu’il lui faut. »

Je voyais bien qu’il était touché. Il vacilla manifestement. Il fit du pied une sorte de zigzag sur le sol. Et quand il parla, on entendait le trémolo dans sa voix :

« Tu le crois vraiment ?
- Absolument.
- H’m.
- Si tu allais la voir –
Il secoua la tête.
- Je ne peux pas. Ce serait la fin. En un instant, bing, adieu ma réputation. Je connais les filles. Il suffit qu’on s’abaisse, et les meilleures d’entre elles deviennent arrogantes, blagua-t-il. La seule façon de faire serait de lui suggérer, indirectement, que je suis prêt à rouvrir les négociations. Crois-tu que je devrais soupirer un peu quand nous nous reverrons ?
- Elle croirait que tu es essoufflé.
- C’est vrai. »

J’allumai une autre cigarette et donnai à cette affaire tout mon esprit. Et tout à trac, comme c’est si souvent le cas chez les Wooster, j’eus une idée. Je me rappelais le conseil que j’avais donné à Gussie au sujet des saucisses et du jambon.

« J’ai trouvé, Tuppy. Il y a une manière infaillible de prouver à une fille que tu l’aimes, et cela marche tout aussi bien quand on s’est querellés et qu’on veut se raccommoder. Ne mange rien au dîner ce soir. Tu imagines comme cela va l’impressionner. Elle sait que la nourriture est ta seule passion.
Il réagit brutalement.
- La nourriture n’est pas ma seule passion !
- Non, non.
- Ce n’est pas ma passion du tout.
- Tout à fait, je voulais juste dire –
- Ces délires, selon lesquels la nourriture serait ma seule passion, dit Tuppy avec chaleur, doivent cesser. Je suis jeune, et en bonne santé, et ai un solide appétit, mais cela ne veut pas dire que la nourriture est ma seule passion. J’admire Anatole, un orfèvre en sa matière, et prêterai attention à tout ce qu’il voudra bien placer devant moi, mais de là à affirmer que la nourriture est ma seule passion –
- Oui, oui. Tout ce que je voulais dire, c’est que quand elle te verra refuser ton dîner, sans même l’avoir goûté, elle comprendra que ton cœur souffre, et sera probablement la première à proposer de signer l’armistice.
Tuppy était songeur, le sourcil froncé.
- Refuser mon dîner, hein ?
- Oui.
- Refuser un dîner préparé par Anatole ?
- Oui.
- Le refuser sans même l’avoir goûté ?ir.
- Oui.
- Tirons cela au clair. Ce soir, au dîner, quand le maître d’hôtel me présentera un ris de veau à la financière, ou ce qu’il y aura, encore chaud des mains d’Anatole, tu voudrais que je le refuse sans même le goûter ?
- Oui.
Il mâchonna sa lèvre. On pouvait sentir le combat intérieur. Et puis, soudain, une sorte de lueur éclaira son visage. Les anciens martyrs devaient avoir cet air.
- C’est bon.
- Tu vas le faire ?
- Je le ferai.
- C’est bien.
- Mais ça va être affreux, bien sûr.
Je lui montrai le bon côté.
- Juste sur le moment. Tu pourras redescendre ce soir, quand tout le monde sera couché, et dévaliser l’office.
Il s’éclaira.
- C’est vrai. Je pourrai, n’est-ce pas ?
- J’imagine qu’il y aura là-bas des plats froids.
- Il y a un plat froid, dit Tuppy, de plus en plus joyeux. Une tourte à la viande et aux rognons. On nous l’a servie aujourd’hui au déjeuner. Une des meilleures recettes d’Anatole. Ce que j’admire, chez cet homme, dit Tuppy avec dévotion, ce que j’admire si formidablement chez Anatole, c’est que, bien que Français, il ne se limite pas, comme tant d’autres chefs, à la seule cuisine Française, mais sera toujours partant et capable de s’imposer d’un bon vieux et simple plat Britannique, comme cette tourte à la viande et aux rognons à laquelle je faisais allusions. Une tourte de maître, Bertie, et dont plus de la moitié est restée. Cela m’ira parfaitement.
- Et donc au dîner, tu refuses, comme prévu ?
- Exactement comme prévu.
- Parfait.
- C’est une excellente idée. Une des meilleures que Jeeves ait eues. Dis-lui de ma part, quand tu le verras, que je le remercie infiniment.
La cigarette me tomba des mains. C’était comme si quelqu’un avait jeté au visage de Bertram Wooster un torchon humide.
- Ne me dis pas que tu crois que le plan que je viens d’esquisser est de Jeeves.
- Mais bien entendu. Ca ne sert à rien d’essayer de me tromper, Bertie. Tu n’aurais pas, en toute une vie, pu imaginer un truc pareil.
Il y eut un silence. Je me redressai de toute ma hauteur ; puis, voyant qu’il ne me regardait pas, me laissai retomber.
- Viens, Glossop, dis-je froidement, nous ferions mieux d’y aller. Il est temps de s’habiller pour le dîner.

Philip Larkin - Les crapauds

Les crapauds


A quoi bon laisser ce métier de crapaud
M’écrabouiller l’existence ?
Que mon intelligence me serve de marteau
Et chasse cette engeance !

De son écœurant venin il dénature
Six jours de la semaine -
Et tout cela ne sert qu’à payer les factures !
Ca n’en vaut pas la peine.

D’autres que moi vivent de leur talents
Prêcheurs et monte-en-l’air
Zézayeurs, moins que rien, saute-ruisseaux, truands -
Ne crèvent pas misère.

D’autres que moi vivent dans les ruelles
Font du feu dans des bidons
Mangent des courants d’air et des sardines à l’huile
Qu’ils semblent trouver bons.

Leurs moutards vont nu-pieds par tous les temps
Leurs innommables conjoints
Sont maigres comme des coucous – et cependant
Personne ne meurt de faim.

Si j’étais courageux, je clamerais bien haut :
Salariat je te hais !
Mais je sais, et combien, que c’est le matériau
Dont les rêves sont faits :

Car quelque chose en moi d’assez crapaudin
Ecrabouille tout, lui aussi
Ses cuissots sont pesants comme un méchant destin
Et froids comme la pluie

Il ne me laissera jamais suivre ma voie
En baratinant
Obtenir aisément, en une seule fois
Filles, gloire et argent

Je ne prétendrai pas que le premier
Donne au second figure humaine
Mais je sais qu’il est dur de s’en débarrasser
Quand l’un et l’autre nous emmènent.


Toads


Why should I let the toad work
Squat on my life?
Can’t I use my wit as a pitchfork
And drive the brute off?

Six days of the week it soils
With its sickening poison -
Just for paying a few bills!
That’s out of proportion.

Lots of folk live on their wits:
Lecturers, lispers,
Losers, loblolly-men, louts-
They don’t end as paupers;

Lots of folk live up lanes
With fires in a bucket,
Eat windfalls and tinned sardines-
They seem to like it.

Their nippers have got bare feet,
Their unspeakable wives
Are skinny as whippets - and yet
No one actually _starves_.

Ah, were I courageous enough
To shout, Stuff your pension!
But I know, all too well, that’s the stuff
That dreams are made on:

For something sufficiently toad-like
Squats in me, too;
Its hunkers are heavy as hard luck,
And cold as snow,

And will never allow me to blarney
My way of getting
The fame and the girl and the money
All at one sitting.

I don’t say, one bodies the other
One’s spiritual truth;
But I do say it’s hard to lose either,
When you have both.

dimanche 22 juin 2014

PG Wodehouse - Bien bien, Jeeves - Chapitre VII

Je méditai assez librement cet après-midi-là, roulant vers Brinkey au volant du bon vieux coupé. La nouvelle de la dispute, voire, de la rupture entre Angela et Tuppy m’avait fortement perturbé.

C’est que, voyez-vous, j’avais toujours considéré très favorablement ce projet d’union. Trop souvent, quand un garçon de votre entourage s’apprête à épouser une fille que vous connaissez, vous vous retrouvez à froncer le sourcil ou à vous mâchouiller la lèvre inférieure, dubitatif, songeant qu’il vaudrait peut-être mieux les prévenir, lui, elle ou les deux, tant qu’il est encore temps.

Mais je n’avais jamais rien ressenti de pareil pour Angela et Tuppy. Tuppy, quand il ne fait pas l’imbécile, est le genre de gars sérieux. Tout comme Angela est plutôt sérieuse. Et pour ce qui est de leurs amours, il m’a toujours semblé qu’on ne se trompait pas de beaucoup en les décrivant comme deux cœurs battant à l’unisson.
Bien sûr, ils avaient eu leurs petites chamailleries, notamment la fois où Tuppy – avec ce qu’il appelait une courageuse franchise, qui me paraissait avant tout une stupidité patente - avait expliqué à Angela que son nouveau chapeau la faisait ressembler à un pékinois. Mais toutes les histoires d’amour ont leur quota d’accrochages, et après cet incident, je m’étais dit qu’il avait retenu la leçon, et que désormais leur vie ne serait qu’une grande et belle mélodie.

Et voilà que cette rupture parfaitement inopinée des relations diplomatiques était sortie de sa boîte.

Pendant toute la route, je consacrai à l’affaire la crème de l’esprit des Wooster, mais n’arrivai toujours pas à deviner ce qui avait pu déclencher les hostilités. Aussi, je balançai consciencieusement le pied contre l’accélérateur, pour arriver aussi rapidement que possible chez tante Dahlia, et y apprendre le fin mot de l’histoire de l’homme qui avait vu le loup. Et poussé par mes six cylindres, je fis un bon temps et me retrouvai enfermé avec ma parente, un peu avant l’heure du cocktail du soir.

Elle semblait heureuse de me voir. En fait, elle affirma même être contente de me voir – propos qu’aucune autre de mes tantes n’aurait pu tenir, la réaction habituelle de ces chères et proches au spectacle de Bertram arrivant en visite étant une sorte de terreur dégoûtée.

« C’est gentil de ta part d’être venu en renfort, Bertie, dit elle.
- Ma place est à vos côtés, tante Dahlia », répondis-je.

On voyait au premier coup d’o. que cette malheureuse affaire la travaillait sans ambages. Sa superficie, habituellement joyeuse, était embrumée, et son sourire joyeux brillait par son abs. Je lui serrai la main avec sympathie, pour lui montrer que mon cœur saignait pour elle.

« Méchante affaire que celle-là, ma chère vieille apparentée, dis-je. Je crains que vous n’ayez passé un sale moment. Vous devez être soucieuse… »

Elle renifla avec émotion. Elle avait l’air d’une tante qui vient de gober une huître pas fraîche.
« Soucieuse est le mot. Je n’ai pas eu un instant de calme depuis que je suis rentrée de Cannes. Depuis que j’ai franchi cette saloperie de seuil, dit tante Dahlia, revenant pour l’occasion son sympathique argot de chasseurs, tout est en vrac. D’abord, il y a eu cette embrouille avec la distribution des prix. »

Elle s’interrompit là et me jeta un regard noir.
« J’avais prévu de te parler franchement de ton comportement dans cette affaire, Bertie, dit-elle. J’avais préparé toutes sortes de belles choses. Mais puisque tu es venu à notre secours, comme cela, je crois que je vais devoir t’en faire grâce. Et, de toute façon, c’est probablement une bonne chose que tu te sois soustrait à tes obligations de cette manière répugnante de lâcheté. J’ai le sentiment que ton Spink-Bottle sera très bien, s’il arrive seulement à ne pas parler de tritons.
- Il a parlé de ses tritons.
- Oui. En me fixant, l’œil brillant, comme le vieux marin du poème. Mais si c’était le pire que j’avais dû supporter, ce ne serait pas grave. Ce qui m’inquiète, c’est ce que Tom raconte quand il commence à parler.
- L’oncle Tom ?
- Je veux bien que tu l’appelles n’importe comment, mais pas « Oncle Tom », dit tante Dahlia, un peu agacée. A chaque fois que tu le fais, je m’attends à le voir devenir tout noir, et se mettre à jouer du banjo. Oui, oncle Tom, comme tu dis. Je vais bientôt devoir lui parler de tout l’argent que j’ai perdu au baccarat, et quand il sera, il va grimper au ciel.
- Mais peut-être que le Temps, qui guérit tout…
- Temps qui guérit tout mon œil. J’ai besoin qu’il me signe un chèque de cinq cents livres pour le Boudoir de Milady le trois Août au plus tard. »

J’étais préoccupé. Au-delà de l’intérêt naturel qu’un neveu porte à l’hebdomadaire précieux de sa tante, j’avais, dans mon cœur, un faible pour le boudoir de Milady depuis que j’y avais fait paraître cet article sur Ce Que Porte l’Homme Bien Mis. Du sentimentalisme, probablement, mais nous sommes cela, nous, les vieux journalistes.

« Le Boudoir est sur la paille ?
- Il le sera si Tom ne crache pas. Il a besoin d’aide tant qu’il n’aura pas passé le cap.
- Mais il n’était pas en train de le passer il y a deux ans ?
- Il l’était, et il l’est toujours. Tant que tu n’as pas dirigé un hebdo féminin, tu ne peux pas savoir ce que c’est qu’un cap.
- Et vous pensez que les chances que l’Oncle – que mon oncle par alliance, les lâche sont faibles ?
- Je vais te dire, Bertie. Jusqu’ici, quand une subvention était nécessaire, j’arrivais toujours à aborder Tom sur le ton aimable et assuré dont un enfant unique demande à un père généreux de la crème au chocolat. Mais il a reçu il y a peu un redressement du trésor public pour la somme de cinquante-huit livres et treize pence, et depuis que je suis rentrée, tout ce dont il parle c’est de ruine, des habitudes désastreuses de ce pouvoir socialiste, et de la faillite qui nous guette. »

Je me le figurai aisément. Ce Tom a une manie qui j’ai remarquée chez d’autres personnes pleines au as. Piquez lui la plus ridicule des sommes, et il poussera un braillement qu’on entendra au Bout du Monde. Il en a des paquets, mais il déteste s’en séparer.

« S’il n’y avait pas la cuisine d’Anatole, je ne sais pas s’il aurait eu le courage de continuer. Remercions le Seigneur pour Anatole, comme je dis.
Je baissai la tête dévotement.
- Ce bon vieux Anatole, dis-je
- Amen », dit tante Dahlia.
Puis, l’expression d’extase religieuse qui apparait immanquablement quand on laisse son esprit s’attarder, même brièvement, sur la cuisine d’Anatole, s’effaça de son visage.
- Mais ne nous éloignons pas du sujet, reprit-elle. Je te racontais comment les fondations de l’enfer avaient été ébranlées depuis que je suis revenue. D’abord, il y a eu la remise des prix, puis Tom, et maintenant, pour couronner le tout, cette dispute infernale entre Angela et le jeune Glossop.
Je hochai gravement la tête.
- J’ai été affreusement désolé de l’apprendre. Un choc terrible. Quel était le sujet de la discorde ?
- Les requins.
- Hein ?
- Les requins, ou plutôt, un unique requin. La brute qui s’est jetée sur la pauvre enfant pendant qu’elle faisait de l’aquaplane à Cannes. Tu te souviens du requin d’Angela ? »

Je me rappelais bien entendu le requin d’Angela. Un homme un tant soit peu sensible n’oublie pas quand sa cousine est quasiment dévorée par des monstres des profondeurs. Cet épisode était encore frais dans ma mémoire.

En un mot, voici ce qui s’était passé. Vous savez comment on fait de l’aquaplane : un bateau à moteur file devant, tirant une corde. Vous êtes debout sur une planche, vous tenez la corde et le bateau vous entraîne. Et de temps en temps, vous lâchez votre prise sur la corde, et plongez dans la mer, et devez rejoindre à la nage votre planche.

Cela m’avait toujours paru une activité ridicule, même si beaucoup semblaient la trouver divertissante.

Eh bien, le jour dont on parle, Angela venait juste de rattraper sa planche après avoir basculé, quand un grand requin bestial arriva et la percuta comme un boulet de canon, la projetant à nouveau dans le bouillon. Il lui fallut un sacré bout de temps pour remonter et faire comprendre ce qui était arrivé au gars du bateau à moteur, afin la ramène en sécurité. Et vous pouvez imaginer sa panique entre temps.

Selon Angela, le client à aileron s’en était alors pris à ses chevilles, ne lui laissant presque aucun répit. Et quand les secours arrivèrent, elle avait davantage l’impression d’être une amande salée dans un banquet que quoi que ce soit d’humain. La pauvre enfant était très secouée, je me souviens. Pendant des semaines, elle n’avait plus parlé que de cela.

« Je me rappelle très clairement toute l’affaire, dis-je. Mais comment cela a pu provoquer la dispute ?
- Elle lui racontait l’histoire, la nuit dernière.
- Eh bien ?
- Ses yeux brillaient et ses petites mains étaient serrées par l’excitation.
- Je n’en doute pas.
- Et au lieu de lui manifester la compréhension et la sympathie qu’elle méritait, que crois-tu qu’a fait ce maudit Glossop? Il est resté assis à écouter, tel une boule de pâte, comme si elle lui parlait du temps qu’il faisait, et quand elle eut fini, il retira son porte-cigarette de sa bouche et dit, « j’imagine que ce n’était qu’un bout de bois qui flottait » !
- Il n’a pas osé !
- Si. Et quand Angela a décrit comment cette chose avait sauté, et s’en était pris à elle, il a encore retiré de sa bouche son porte-cigarette, et dit : « Ah ! Probablement un poisson plat. Tout à fait inoffensif. Il voulait certainement jouer. » Enfin alors ! Qu’aurais-tu fait à la place d’Angela ? Elle est fière, sensible, et a tous les penchants naturels d’une brave fille. Elle lui a dit qu’il était un âne, et stupide, et idiot, et qu’il ne savait pas de quoi il parlait. »

Je dois dire que je comprenais le point de vue de la fille. Des choses sensationnelles ne nous arrivent qu’une ou deux fois par vie. Alors quand elles arrivent, nous ne voulons pas qu’on en enlève toute la saveur. Je me souviens qu’à l’école on m’avait fait lire un bout où ce type, Othello, raconte à une fille les histoires de fous qui lui sont arrivées chez les cannibales, et tout cela. Eh bien, imaginez sa réaction si, après avoir raconté un passage particulièrement tonique avec un chef cannibale, alors qu’il attendait un « Ooh ! Ce n’est pas croyable ! » admiratif, elle avait dit que toute l’histoire avait manifestement été exagérée, et que l’homme était sans doute, en fait, un célèbre végétarien du pays.

Oui, je comprenais la position d’Angela.

« Ne me dites pas que quand il a vu à quel point cela la mettait en rogne, le singe n’a pas fait marche arrière ?
- Non. Il a argumenté. Et de fil en aiguille, par petites étapes, ils en sont arrivés au point où elle lui disait qu’elle ne savait pas s’il en était conscient, mais si il n’abandonnait pas les féculents et se mettait à faire du sport le matin, il deviendrait gras comme un cochon, et où lui parlait de cette sale habitude qu’avaient les filles d’aujourd’hui de se mettre du maquillage, ce qui lui avait toujours déplu. Cela a continué un moment, et puis, on a entendu un grand boum, et l’atmosphère était pleine des miettes de leurs fiançailles. Je ne sais plus quoi faire. Heureusement que tu es venu, Bertie.
- Rien n’aurait pu me retenir, répondis-je, touché. J’ai senti que vous aviez besoin de moi.
- Oui.
- Tout à fait.
- Ou plutôt, dit-elle, pas de toi, bien sûr, mais de Jeeves. J’ai pensé à lui à la minute où tout cela s’est produit. La situation exige, bien évidemment, Jeeves, et s’il exista, dans toute l’histoire humaine un moment où la présence ici-même de cette intelligence élevée était indispensable, c’est bien celui-ci »

Je crois que si j’avais été debout, j’aurais chancelé. J’en suis même à peu près convaincu. Mais il est bigrement difficile de chanceler quand on est assis dans un fauteuil. Aussi, seul mon visage manifesta à quel point ces mots m’avaient blessé.

Avant qu’elle les prononce, j’avais été toute douceur et légèreté – le sympathique neveu prêt à tous les efforts pour remplir son rôle. Je me figeai, le visage dur et fixe.

« Jeeves ! dis-je, les dents serrées.
- A tes souhaits, dit tante Dahlia.
Je vis qu’elle comprenait de travers.
- Je n’ai pas éternué. Je disais : « Jeeves ! »
- Et tu fais bien. Quel personnage ! Je vais lui raconter toute l’affaire. Il n’y a personne qui le vaille.
Ma froideur se fit plus marquée.
- Je me permettrai de ne pas partager cette assurance, tante Dahlia.
- Ne pas quoi ?
- Partager cette assurance.
- Voyez-vous cela !
- Je me permets d’insister. Jeeves est sans espoir.
- Quoi ?
- Sans aucun espoir. Il a complètement perdu la main. Il n’y a pas quelques jours, j’ai été obligé de le dessaisir d’une affaire qu’il gérait de façon très insignifiante. Et quoi qu’il en soit, je n’apprécie guère cette idée préconçue, si préconçue est bien le mot que j’ai en tête, selon laquelle Jeeves serait la seule personne équipée d’un cerveau. Et je n’aime pas la façon dont chacun lui soumet ses affaires, sans me consulter et me permettre de m’y atteler d’abord. »
Elle sembla vouloir parler, mais je l’arrêtai d’un geste.
- Il est vrai que dans le passé, il m’a parfois paru opportun de solliciter l’opinion de Jeeves. Et il est possible que je le fasse à nouveau dans le futur. Mais je prétends être fondé à m’intéresser à ces problèmes, quand ils se présentent, en personne, sans que chacun se comporte comme si Jeeves était le seul poireau dans la soupe. J’ai parfois l’impression que Jeeves, bien qu’il n’ait pas manqué de succès auparavant, a plus souvent été chanceux que talentueux.
- Tu t’es disputé avec Jeeves.
- Pas le moins du monde.
- Tu parais lui en vouloir.
- Pas du tout. »

Et pourtant, je dois reconnaître qu’il y avait un fond de vérité dans ce qu’elle disait. Toute la journée, j’avais été mal disposé à l’égard de Jeeves. Je vais vous expliquer pourquoi.

Vous vous souvenez qu’il avait pris le train de 12h45 avec les bagages, pendant que je restais derrière pour honorer un rendez-vous à déjeuner. Eh bien, juste avant de partir pour le tête-à-tête, je furetai dans l’appartement quand soudain – je ne saurais dire ce qui me mit ce soupçon dans l’esprit, peut-être quelque chose de furtif dans sa façon d’agir – il me sembla qu’on me chuchotait d’aller jeter un coup d’œil dans l’armoire.

Et ce fut comme je l’avais soupçonné. Le spencer y était encore, sur son cintre. Ce roquet ne l’avait pas emporté.

Bon, comme n’importe qui aux Drones pourra vous le confirmer, Bertram Wooster n’est pas le genre de gars qu’on contourne facilement. Je jetai le truc dans un sac en papier marron et le rangeai à l’arrière de la voiture. Il était maintenant posé sur une chaise dans le vestibule. Mais cela n’atténuait pas le fait que Jeeves avait tenté de me porter un coup bas, et j’imagine qu’un certain je-ne-sais-quoi avait dû se glisser dans mon ton quand je lançai la remarque ci-dessus.

« Il n’y a pas eu de rupture, dis-je. On pourrait le décrire comme un froid passager, mais rien de plus. Il se trouve que nous avons eu une divergence d’opinion au sujet de mon spencer blanc à boutons dorés, et que j’ai été obligé d’affirmer ma personnalité. Mais…
- Bon, ça n’a de toute façon aucune importance. Ce qui en a, c’est que tu racontes des sornettes, mon pauvre canard. Jeeves aurait perdu la main ? Absurde. Quoi encore, je l’ai vu un moment quand il est arrivé, ses yeux étincelaient d’intelligence, sans conteste. Je me suis dit : «fais confiance à Jeeves », et j’ai bien l’intention de le faire.
- Vous seriez bien mieux inspirée de me laisser réfléchir à ce qui peut être fait, tante Dahlia.
- Au nom du ciel, ne t’avise pas de t’en mêler. Tu ne feras que compliquer les choses.
- Au contraire, vous serez sans doute curieuse d’apprendre qu’en venant ici, sur la route, j’ai mûrement réfléchi aux difficultés que traverse Angela, et ai réussi à élaborer un plan, fondé sur la psychologie de l’individu, que j’ai l’intention de mettre en pratique sans plus tarder.
- Oh mon Dieu !
- Ma compréhension de la nature humaine me dit qu’il marchera.
- Bertie, dit tante Dahlia, et je fus frappé par la fébrilité de sa voix, laisse tomber, laisse tomber ! Par pitié, laisse tomber. Je connais trop tes plans. J’imagine que tu entends jeter Angela dans le lac, puis pousser derrière elle le jeune Glossop, pour qu’il lui sauve la vie, ou quelque chose comme cela.
- Rien de tel.
- C’est le genre de chose que tu es capable de faire.
- Ma combinaison est bien plus subtile. Permettez-moi de vous l’esquisser.
- Non merci.
- Je me suis dit…
- Pas moi.
- Ecoutez-moi une seconde.
- Sûrement pas.
- Bien bien, alors. Je suis idiot.
- Depuis ta plus tendre enfance. »

Je sentis que rien de bon ne pouvait advenir en poursuivant cette discussion. J’agitai une main et haussai une épaule.

« Très bien, tante Dahlia, répondis-je avec dignité, vous ne voulez pas être au parfum, c’est votre affaire. Mais vous ratez un bijou d’intelligence. Et de toute façon, vous pouvez bien vous comporter comme la vipère sourde de l’Ecriture, qui, comme vous le savez certainement, dansait d’autant moins qu’on la charmait, ou quelque chose de similaire, je procéderai comme prévu. Je suis extrêmement attaché à Angela, et ne m’épargnerai aucun effort pour ramener dans son cœur un rayon de soleil.
- Bertie, épouvantable chimpanzé, je t’implore à nouveau. Laisse tomber je t’en prie. Tu ne feras que rendre les choses dix fois pire qu’elles ne le sont déjà. »

Je me souviens avoir lu dans un de ces romans historiques l’histoire d’un garçon – ce devait être un bronzé, je crois, ou un macaroni, ce genre d’animal – qui, quand on lui faisait la mauvaise remarque, se contentait de sourire derrière des paupières paresseuses, et de chasser un grain de poussière de la dentelle immaculée de ses poignets. C’est à peu près ce que je fis à cet instant. En tout cas, j’ajustai ma cravate et décochai un des sourires mystérieux dont j’ai le secret. Puis, je me retirai, et sortis déambuler dans le jardin.

Et la première personne que j’y recontrai fut le jeune Tuppy. Son front était plissé, et il balançait avec humeur des cailloux sur un pot de fleur.

samedi 21 juin 2014

PG Wodehouse - Bien bien, Jeeves - Chapitre VI

Gussie, à son arrivée, portait encore les marques de sa terrible expérience. Le visage pâle, les yeux en groseilles, les oreilles tombantes, toute l’apparence de l’homme qui a traversé la fournaise et est resté coincé dedans. Je me remontai un peu sur les oreillers et le regardai de près. C’était, je le voyais, un de ces moments où les premiers soins sont de rigueur, et je me préparai à passer à l’action.

« Eh bien, Gussie.
- Allo, Bertie.
- Quoi de neuf.
- Quoi de neuf. »

Ces politesses échangées, je sentis le moment venu d’effleurer délicatement le passé.

« On m’a dit que tu en avais bavé.
- Oui
- A cause de Jeeves.
- Ce n’est pas de sa faute.
- C’est entièrement de sa faute.
- Je ne le vois pas comme ça. J’avais oublié mon argent et mes clefs –
- Et maintenant, tu ferais mieux d’oublier Jeeves. Parce que tu seras content d’apprendre, Gussie, dis-je, jugeant préférable de l’informer immédiatement de l’évolution de la situation, qu’il ne s’occupe plus de ton petit problème. »

Cela parut l‘essorer proprement. Les mâchoires tombèrent, les oreilles pendirent plus mollement encore. Il avait eu jusque-là l’air d’un poisson mort. Il ressemblait maintenant à un poisson encore plus mort, un de l’année dernière, rejeté sur quelque plage solitaire et abandonné là, à la merci du vent et des marées.

« Quoi ?
- Oui.
- Tu veux dire que Jeeves ne veut plus…
- Non.
- Mais, bon sang –
Je fus gentil mais ferme.
- Tu seras bien mieux sans lui. La terrible aventure de cette affreuse nuit t’a certainement montré que Jeeves a besoin de repos. Les plus brillants penseurs ont aussi leurs mauvais jours. C’est ce qui est arrivé à Jeeves. Je le sentais venir depuis quelque temps. Il a perdu la forme. Il faut lui décalaminer les branchements. Je comprends que tu sois sous le choc. J’imagine que tu étais venu ici ce matin pour lui demander conseil.
- Mais bien entendu.
- A quel sujet ?
- Madeline Bassett est partie s’installer chez ces gens, à la campagne, et je voulais savoir ce qu’il pense que je dois faire.
- Eh bien, comme je j’ai dit, Jeeves ne s’occupe plus de cette affaire.
- Mais, Bertie, bon sang -
- Jeeves, dis-je avec une certaine rugosité, n’est plus sur l’affaire, je suis maintenant seul en charge.
- Mais que diable peux-tu faire ? »

Je modérai mon agacement. Nous, Wooster, avons le sens de la justice, et savons faire la part de choses quand des gens ont défilé toute la nuit à travers Londres en collants écarlates.

« C’est, dis-je calmement, ce que nous allons voir. Assieds-toi, et tenons conférence. J’aurais tendance à dire que les choses me paraissent très simples. Tu dis que cette fille est allée rendre visite à des amis à la campagne. Il me paraît clair que tu dois y aller aussi, et lui tourner autour comme un cataplasme. Elémentaire.
- Mais je ne peux pas me planter là au milieu de parfaits étrangers.
- Tu ne connais pas ces gens ?
- Bien sûr que non, je ne connais personne. »

Je pinçai les lèvres. Ceci semblait quelque peu compliquer les choses.

« Tout ce que je sais, c’est que leur nom est Travers, et que l’endroit, là-bas dans le Worcestershire, est appelé Brinkley Court. »

Je dépinçai les lèvres.

« Gussie, dis-je avec un sourire paternel, c’est ton jour de chance : Bertram Wooster s’est intéressé à tes affaires. Comme je l’avais deviné dès le début, je peux tout arranger. Cet après-midi, tu partiras pour Brinkley Court, où tu es cordialement invité. »

Il frémit comme une mousse. J’imagine que me voir ainsi prendre les choses en main constitue pour le novice une expérience assez fascinante.

« Mais, Bertie, tu veux dire que tu connais ces Travers ?
- C’est ma tante Dahlia.
- Oh mon dieu !
- Tu comprends maintenant, indiquai-je, la chance que tu as de m’avoir derrière toi. Tu vas voir Jeeves, et que fait-il ? Il te déguise en collants écarlates, avec une des pires fausses barbes qu’il m’ait été donné de voir, et t’envoie dans des bals costumés. Résultat : l’esprit tourmenté mais aucun progrès. Je prends alors l’affaire en main et te remets dans le droit chemin. Est-ce que Jeeves aurait pu te faire entrer à Brinkley Court ? Aucune chance. Tante Dahlia n’est pas sa tante. Enfin, je dis cela.
- Sacrebleu, Bertie, je ne sais pas comment te remercier.
- Sacré vieux Gussie !
- Mais, quand même.
- Quoi encore ?
- Que ferai-je quand je serai là-bas ?
- Si tu connaissais Brinkley Court, tu ne poserais pas cette question. Dans ce cadre romantique, tu ne peux échouer. A travers les âges, de grands amoureux ont réglé à Brinkley les formalités préliminaires. L’endroit est tout simplement gorgé d’atmosphère. Tu vas te promener avec cette fille sur les chemins ombragés. Tu vas t’asseoir avec elle sur les pelouses ombragées. Tu vas faire avec elle de la barque sur le lac. Et peu à peu tu vas te rendre compte que tu arrives au point où…
- Bon sang, je crois que tu as raison.
- Bien sûr que j’ai raison. Je me suis fiancé trois fois à Brinkley. Cela n’a mené nulle part, mais les faits sont là. Et j’y étais allé sans l’ombre d’une envie de me laisser aller à la tendrosité. Je n’avais pas la moindre intention de me fiancer à qui que ce soit. Et pourtant, j’étais à peine entré en ces lieux romantiques que je me trouvais courant à la jeune fille la plus proche et jetant mon âme à ses pieds. C’est quelque chose dans l’air.
- Je vois précisément ce que tu veux dire. C’est bien ce que je voudrais pouvoir faire – arriver au point où. Et à Londres - maudit endroit – tout va tellement vite qu’on n’a jamais l’occasion de rien.
- Tout à fait. On n’est seul avec une fille que cinq minutes par jour, et si on veut lui demander de devenir sa femme, il faut y aller au pas de charge, comme si on essayait d’attraper l’anneau d’or d’un manège.
- C’est cela. Londres ma tape sur les nerfs. A la campagne, je serai un autre homme. Quelle chance, quand même, que cette madame Travers soit finalement ta tante.
- Finalement ma tante ? Je ne vois pas ce que tu veux dire. Elle a toujours été ma tante.
- Je veux dire, c’est quand même extraordinaire que ce soit chez ta tante que Madeline aille s’installer.
- Pas du tout. C’est une amie proche de ma cousine Angela. A Cannes, elle était tout le temps avec nous.
- Oh, tu as rencontré Madeline à Cannes, hein ? Mon Dieu, Bertie, dit dévotement le pauvre lézard, j’aurais tant aimé la voir à Cannes. Elle doit avoir l’air si formidable en pyjamas de plage ! Oh, Bertie…
- Tout à fait, dis-je, un peu distant. Même remis d’aplomb par une des torpilles de Jeeves, personne n’apprécie ce genre de choses après une nuit difficile. J’effleurai la sonnette, et quand Jeeves apparut, lui mandait de m’apporter un crayon et un formulaire de télégramme. Puis je rédigeai un message bien senti à l’attention de ma tante Dahlia, dans lequel je l’informais que j’envoyais aujourd’hui à Brinkley mon ami, Augustus Fink-Nottle, pour qu’il y profite de son hospitalité. Je le tendis à Gussie.
- Passe cela au premier bureau de poste que tu rencontreras, dis-je. Elle le trouvera qui l’attend à son retour. »

Gussie partit en sautillant, agitant son télégramme, et ressemblant à un gros plan de Joan Crawford. Je me tournai vers Jeeves et lui fit un compte rendu détaillé des opérations.
« Tout simple, voyez-vous, Jeeves. Rien d’élaboré.
- Non, monsieur.
- Rien de tiré par les cheveux. Rien de contraint, ou de bizzare. Rien qu’un remède naturel.
- Oui, monsieur.
- C’est la bataille telle qu’elle devait être livrée. Comment dit-on quand deux personnes de sexe opposé sont coincées ensemble, l’une près de l’autre, en un lieu reculé, se retrouvant tous les jours, et se voyant beaucoup ?
- Est-ce que ‘proximité’ est le mot que vous cherchez, monsieur ?
- C’est cela. Je fonde tout sur la proximité, Jeeves. La proximité, à mon avis, est ce qui fera la différence. Pour l’instant, comme vous le savez, Gussie fond sur place en sa présence. Mais demandez-vous comment il sera dans une semaine ou deux, après s’être servi, jour après jour, au buffet du petit déjeuner, dans le même plat de saucisses qu’elle. Découpant le même jambon, embarquant de concert rognons et bacon – eh bien »

Je m’interrompis. Je venais d’avoir une de mes idées.
« Seigneur, Jeeves !
- Monsieur ?
- Voilà bien un cas où il faut penser à tout. Vous m’avez entendu parler de saucisses, de rognons, de bacon et de jambon.
- Oui, monsieur.
- Eh bien, il ne faut rien de tout cela. Ce serait fatal. La fausse note parfaite. Donnez-moi ce crayon et le formulaire de télégramme. Je dois prévenir Gussie sans tarder. Ce qu’il doit faire, c’est créer dans l’esprit de cette fille l’impression qu’il dépérit par amour pour elle. Et cela ne se fera pas en se goinfrant de saucisses.
- Non, monsieur.
- Très bien, alors. »

Et, le formulaire et le c. à la main, je rédigeai ce qui suit :

Fink-Nottle
Brinkley Court
Market Snodsbury
Worcestershire
Garde-toi des saucisses. Evite le jambon. Bertie.

« Envoyez cela, Jeeves. Sans délai.
- Très bien, monsieur. »

Je me renfonçai dans mes oreillers.

« Voyez, Jeeves, dis-je, comme je prends les choses en main. Remarquez la prise que j’ai sur cette affaire. Nul doute, vous avez maintenant compris tout ce que vous gagneriez à étudier mes méthodes.
- Nul doute, monsieur.
- Et même là, vous n’avez pas encore touché le fond de l’extraordinaire sagacité dont j’ai fait preuve. Savez-vous ce qui amena Tante Dahlia ici ce matin ? Elle était venue me dire d’aller distribuer les prix de je ne sais quel monstrueux collège dont elle est administrateur, là-bas, à Market Snodsbury.
- Vraiment, monsieur ? Je crains que cette tâche ne vous agrée guère.
- Ah, mais je ne m’en acquitterai pas. Je vais la refiler à Gussie.
- Monsieur ?
- Je me propose, Jeeves, de télégraphier à tante Dahlia, de lui dire que je ne pourrai venir, et de lui suggérer de lâcher Gussie à ma place sur les jeunes détenus de sa maison de correction.
- Mais monsieur Fink-Nottle pourrait refuser, monsieur.
- Refuser ? Vous le voyez refuser ? Imaginez seulement la chose, Jeeves. Scene, le petit salon de Brinkley ; Gussie refoulé dans un coin, avec tante Dahlia au-dessus de lui, qui parle d’une voix de chasseuse. Je vous le demande, Jeeves, vous le voyez refuser ?
- Difficilement, monsieur. Madame Travers a une forte personnalité, je vous l’accorde.
- Pas de danger qu’il refuse. Sa seule issue serait de s’éclipser. Mais il ne peut s’éclipser, parce qu’il veut être avec mademoiselle Bassett. Non, Gussie va devoir marcher sur le fil, et je vais m’épargner une tâche, qui, je l’avoue, me faisait frémir. Monter sur une estrade pour y faire un discours, bref mais viril, à un parterre d’affreux écoliers ! Seigneur, Jeeves. J’ai déjà subi ce genre d’épreuve, hein ? Vous vous rappelez cette fois, à l’école de jeunes filles ?
- Très clairement, monsieur.
- Qu’est-ce que j’ai eu l’air idiot !
- Je vous ai déjà vu plus à votre avantage, monsieur.
- Je crois que vous pourriez m’apporter une autre de vos bombes à retardement, Jeeves. Cette échappée belle m’a rendu tout faible. »

Je suppose qu’il avait fallu à tante Dahlia près de trois heures pour rentrer à Brinkley, parce que le déjeuner était largement passé quand son télégramme arriva. En le lisant, on sentait le télégramme expédié par une tante chauffée à blanc, quelques deux minutes après avoir lu le mien.
Comme suit :

Consulte mon avocat pour déterminer si étrangler neveu imbécile constitue un meurtre. Si pas le cas, attention à vous. Considère votre conduite dépasse les bornes. Que croyez-vous faire en me plantant vos horribles amis comme cela ? Croyez-vous que Brinkley court est une léproserie ou quelque chose du genre ? Qui est ce Spink-Bottle ? Tendrement. Travers

Je m’attendais à pareille première réaction. Je répondis sur le mode tempéré :

Pas Bottle. Nottle. Amitiés. Bertie

Gussie avait dû arriver presque immédiatement après qu’elle avait envoyé le cri du cœur ci-dessus. Il ne s’était pas écoulé vingt minutes quand je reçus ceci :

Télégramme chiffré signé de toi m’est parvenu ici. Se lit : ‘Garde toi des saucisses. Evite le jambon.’ Envoie immédiatement la clef. Fink-Nottle.

Je répondis :

Les rognons aussi. Saludos. Bertie.

Tout mon plan reposait sur l’impression favorable que Gussie produirait sur son hôtesse, et j’avais bon espoir parce que c’était le genre de garçon obéissant, timide, obséquieux, servant-le-thé et faisant-passer-les-biscottes-et-le-beurre dont des femmes comme ma tante Dahlia s’entichent presque toujours. La justesse de mon raisonnement fut démontrée par le billet suivant, qui, je fus heureux de le constater, portait une dose nettement supérieure de crème de bonne volonté.

Comme suit :

Bien. Votre ami est arrivé, et je dois dire que pour un ami à vous, il semble moins dégénéré que je le craignais. Un peu geignard aux yeux ronds, mais dans l’ensemble correct et poli, et tout à fait passionnant sur les tritons. Envisage de lui organiser une série de conférences dans la région. Egalement, j’aime votre toupet à faire de ma maison un lieu de villégiature, et aurai à vous parler à ce sujet quand vous viendrez. Vous attendes le trente. Amenez demi-guêtres. Tendrement. Travers.

Ce à quoi je ripostai :

Après examen de mon agenda, venue à Brinkley Court semble impossible. Profondément désolé. Guili-guili. Bertie.

Sa réponse rendait un son sinistre :

Ah, c’est comme ça ? Vous et votre agenda, bien sûr. Profondément désolé mon œil. Laissez-moi vous dire, mon garçon, que vous serez drôlement plus profondément désolé si vous ne venez pas. Si vous croyez une seconde que vous échapperez à cette distribution de prix, vous vous méprenez gravement. Profondément désolée que Brinkley Court soit aussi loin de Londres : m’empêche de vous envoyer une brique à la figure. Tendrement. Travers.

Je jouais alors le tout pour le tout, prêt à tout gagner ou tout perdre. Ce n’était pas le moment de chipoter, et je lançai, sans regarder à la dépense :

Non, mais bon sang, écoutez-moi. Sérieusement, je ne suis pas le bon choix. Prenez Fink-Nottle pour distribuer les prix. Un distributeur-né, qui vous fera bien voir. Suis intimement convaincu qu’Augustus Fink-Nottle en Maître de Cérémonie, le trente et un courant, fera grande impression. Ne laissez pas passer cette opportunité, qui ne reviendra peut être jamais. Couci-couci. Bertie.

Il se passa une heure de suspense haletant, puis la joyeuse nouvelle arriva :

Bon d’accord. Un peu de vrai dans ce que vous dites, je suppose. Vous tiens pour un misérable traître et une loque mollassonne, dégonflée et méprisable, mais ai réservé Spink-Bottle. Restez où vous êtes, alors, et vous souhaite de passer sous un autobus. Tendrement. Travers.

Je fus, vous l’imaginez bien, terriblement soulagé. Mon esprit semblait libéré d’un énorme poids. C’était comme si quelqu’un m’avait rempli, à l’aide d’un entonnoir, de litres du remontant de Jeeves. Je chantai ce soir-là en m’habillant pour le dîner. Aux Drones, j’étais si gai et enthousiaste que certains s’en plaignirent. Et quand je rentrai et retrouvait le bon vieux lit, je m’endormis comme un bébé moins de cinq minutes après avoir inséré le bonhomme dans les draps. Il me semblait que toute cette déprimante affaire pouvait désormais être considérée comme définitivement réglée.

Imaginez, donc, ma stupéfaction quand me réveillant le lendemain et m’asseyant pour plonger dans ma tasse de thé matinale, je découvris sur le plateau un autre télégramme.

L’inquiétude me gagna. Après une nuit de sommeil, Tante Dahlia avait-elle pu changer d’avis ? Ou alors Gussie, incapable de supporter l’épreuve à laquelle il était confronté, avait filé dans la nuit par les égouts. Toutes ces hypothèses courant dans mon ciboulot, je déchirai l’enveloppe et, prenant connaissance de son contenu, émis un glapissement surpris.

« Monsieur ? » dit Jeeves, arrêté sur le seuil.
Je relus le billet. Oui, j’en avais compris l’esprit. Non, je ne m’étais pas trompé sur son essence.
« Jeeves, dis-je, vous savez quoi ?
- Non, monsieur.
- Vous connaissez ma cousine Angela ?
- Oui, monsieur.
- Vous connaissez le jeune Tuppy Glossop ?
- Oui, monsieur.
- Ils ont rompu leurs fiancailles.
- Je suis désolé de l’apprendre, monsieur.
- J’ai ici une missive de tante Dahlia, qui m’en informe en particulier. Je me demande bien quelle querelle ils ont eue.
- Je ne saurais dire, monsieur.
- Bien sûr que non. Ne faites pas l’idiot, Jeeves.
- Non, monsieur.
Je ruminai cela. J’étais très touché.
- Bon. Cela signifie qu’il nous faut partir aujourd’hui pour Brinkley. Tante Dahlia est manifestement à la ramasse, et ma place est à ses côtés. Vous feriez bien de préparer les bagages ce matin et de prendre le train de 12h45 avec les valises. J’ai un rendez-vous à déjeuner, et vous suivrai en voiture.
- Très bien, monsieur.
Je ruminai davantage.
- Je dois dire que c’est pour moi un grand choc, Jeeves.
- Nul doute, monsieur.
- Un très grand choc. Angela et Tuppy… ça alors ! Eux qui étaient assortis comme du papier peint. La vie est parfois bien triste, Jeeves.
- Oui, monsieur.
- Et pourtant nous y voila.
- Sans aucun doute, monsieur.
- Bien bien, alors. Faites couler le bain.
- Très bien, monsieur.