vendredi 23 mai 2014

PG Wodehouse - Bien bien, Jeeves - chapitre I

« Jeeves, dis-je, puis-je vous parler franchement ?
- Certainement, Monsieur.
- Ce que j’ai à dire pourrait vous blesser.
- Pas du tout, monsieur.
- Bien, alors… »
Non – attendez. Restez en ligne une minute. Je déraillais.


Je ne sais pas si vous en avez aussi fait l’expérience, mais l’os sur lequel je tombe à chaque fois que je raconte une histoire, c’est cette question bigrement difficile. Où commencer. C’est un point sur lequel on ne doit pas se tromper, un faux pas et vous êtes cuit. Je veux dire, si vous traînez trop longtemps au début, en essayant, comme ils disent, de créer une atmosphère, tout ce genre de trucs, vous n’accrochez pas et vos clients s’en vont.

Démarrez en trombe, à l’inverse, comme un chat ébouillanté, et votre public est perdu. Il se contente de lever les sourcils, sans comprendre ce dont vous parlez.

Aussi, en ouvrant mon récit de la délicate affaire de Gussie Fink-Nottle, Madeline Bassett, ma cousine Angela, ma tante Dahlia, mon oncle Thomas, du jeune Tuppy Glossop et du cuisinier Anatole sur l’extrait de dialogue ci-dessus, je vois que je viens de commettre la seconde de ces deux bourdes.

Il faut que je revienne un peu en arrière. Et l’un dans l’autre et pesant chaque chose, je crois qu’on pourrait dire que le prologue, si prologue est bien le mot que je cherche, de cette histoire est le voyage que j’ai fait à Cannes. Si je n’étais pas allé à Cannes, je n’aurais pas rencontré la Basset, ni acheté ce spencer blanc, et Angela n’aurait pas vu son requin, et tante Dahlia n’aurait pas joué au baccarat.

Oui, c’est l’évidence, Cannes fut le point d’appui.

Bien bien, alors. Rassemblons nos faits.

J’étais parti pour Cannes – laissant derrière moi Jeeves qui m’avait fait comprendre qu’il ne voulait pas rater Ascot – tout juste vers le début de mois de Juin. Je voyageais avec ma tante Dahlia et sa fille, Angela. Tuppy Glossop, le fiancé d’Angela, était censé nous accompagner mais avait dû se décommander à la dernière minute. Oncle Tom, le mari de tante Angela, était resté à la maison, parce qu’il ne se taperait le Sud de la France à aucun prix.

Donc vous avez le tableau – la tante Dahlia, la cousine Angela et moi, partant pour Cannes juste au début de Juin.

Jusque-là tout est clair, hein ?

Nous sommes restés à Cannes environ deux mois, et en dehors du fait que la tante Dahlia perdit sa chemise au baccarat, et qu’Angela faillit se faire aspirer par un requin en faisant de l’aquaplane, chacun y passa d’excellents moments.

Le vingt-cinq juillet, l’air bronzé et bien portant, je raccompagnais la tante et sa fille à Londres. Le vingt-six juillet à sept heures du soir, nos débarquâmes à Victoria. Et à sept heures vingt à peu de chose près, nous nous séparâmes dans des transports d’affection partagée – elles se tirant dans la voiture de tante Dahlia pour Brinkley Court, sa maison dans le Worcestershire, où elle comptaient recevoir Tuppy d’ici un jour ou deux; moi rentrant à l’appartement, posant mes valises, faisant un brin de toilette, et enfilant la queue de pie préalable à un tour du côté des Drones pour y manger un morceau.

Et c’est alors que j’étais à l’appartement, m’essuyant le torse après un rinçage bien mérité, que Jeeves, comme nous bavardions de choses et d’autres – raccrochant les fils, en fait – introduisit soudain dans la conversation le nom de Gussie Fink-Nottle.

Si ma mémoire est bonne, notre dialogue ressemblait à ceci :

MOI : Eh bien, Jeeves, nous y voila, hein ?
JEEVES : Oui, monsieur.
MOI : Enfin je veux dire, de retour chez soi.
JEEVES : Précisément, monsieur.
MOI : J’ai l’impression d’être parti depuis une éternité.
JEEVES : Oui, monsieur
MOI : Vous vous être bien amusé à Ascot ?
JEEVES : Très agréable, monsieur.
MOI : Gagné quelque chose ?
JEEVES : Une somme tout à fait correcte, merci, monsieur.
MOI : Bien. Alors, Jeeves, quelles nouvelles en mon absence ? Quelqu’un a téléphoné, est passé, quoi que ce soit, pendant mes vacs. ?
JEEVES : Mr Fink-Nottle, monsieur, vous a rendu de fréquentes visites.

J’écarquillai. En fait, ce ne serait pas exagérer de dire que je béai.
« Monsieur Fink-Nottle ?
- Oui, monsieur.
- Vous avez dit Monsieur Fink-Nottle ?
- Oui, monsieur.
- Mais monsieur Fink-Nottle n’est pas à Londres ?
- Si, monsieur.
- Eh bien, j’en suis épaté. »

Et je vais vous dire pourquoi j’étais épaté. Je trouvais à peine possible d’accorder foi à cette affirmation. Ce Fink-Nottle, voyez-vous, était un de ces dingues dont on croise de temps en temps la trajectoire et qui ne supportent pas Londres. Il habitait, bon an mal an, couvert de mousse, un village perdu dans le Lincolnshire, et ne remontait même pas pour le match Eton contre Harrow. Et quand je lui demandai, un jour, s’il ne trouvait pas le temps un peu long, il me répondit que non, parce qu’il avait dans son jardin un étang où il étudiait les mœurs des tritons.

Je n’arrivais pas à imaginer ce qui avait pu ramener ce garçon dans la grande ville. J’aurais été prêt à parier que tant que la réserve de tritons n’était pas épuisée, rien n’aurait pu le tirer de son village.

« Vous en êtes certain ?
- Oui, monsieur.
- Vous ne vous êtes pas trompé de nom ? Fink-Nottle ?
- Oui, monsieur.
- Eh bien, c’est tout à fait extraordinaire. Cela doit faire au moins cinq ans qu’il n’est pas venu à Londres. Il ne se cache pas du fait que cette ville lui donne le cafard. Et jusqu’à présent, il est toujours resté collé dans sa campagne, tout entouré de tritons.
- Monsieur ?
- De tritons, Jeeves. Monsieur Fink-Nottle présente un sérieux complexe du triton. Vous avez certainement entendu parler des tritons, ces espèces de petits lézards qui grouillent dans les étangs.
- Oh, oui, monsieur. Ces membres aquatiques de la famille des Salamandridae, qui constituent le genre Molge.
- Voila. Eh bien, Gussie en a toujours été dingue. Il en élevait déjà à l’école.
- Je crois que c’est assez courant, chez les jeunes gens, monsieur.
- Il les gardait dans son bureau, dans une espèce d’assemblage de bocaux de verre, et l’ensemble était plutôt malodorant, je me souviens. Je suppose qu’on aurait pu, dès lors, deviner comment tout cela finirait, mais vous savez comment sont les jeunes gens. Insouciants, négligents, tout à nos propres affaires, nous faisions à peine attention à ce côté bizarre du caractère de Gussie. Peut-être avons-nous échangé une remarque ou deux à son sujet, dit qu’il fallait de tout pour faire un monde, mais rien de plus. Et vous pouvez imaginer la suite. Le mal s’est répandu.
- Vraiment, monsieur ?
- Absolument, Jeeves. Sa passion l’a dévoré. Les tritons l’ont emporté. Arrivé à l’âge d’homme, il s’est retiré dans les profondeurs de la campagne, et a voué son existence à ses camarades abrutis. Je suppose qu’il s’est longtemps dit qu’il les quittait quand il voulait, avant de découvrir – trop tard - qu’il n’en était plus capable.
- C’est souvent le cas, monsieur.
- Hélas, Jeeves. Quoi qu’il en soit, il a passé les cinq dernières années dans cet endroit dans le Lincolnshire, le plus véritable ermite fuyant ses semblables qui ait jamais changé un jour sur deux l’eau de ses bocaux et refusé de recevoir quiconque. C’est pourquoi j’ai été stupéfait quand vous m’avez annoncé qu’il était soudain remonté à la surface. Je n’arrive toujours pas à le croire. J’ai tendance à penser qu’il doit s’agir d’une erreur, et que cet oiseau qui nous a rendu visite est une variété différente de Fink-Nottle. Le gars que je connais porte des lunettes à monture d’écaille, et un visage de poisson. Cela s’accorde-t-il avec vos observations ?
- Le jeune homme qui est venu à l’appartement portait des lunettes à monture d’écaille, monsieur.
- Et semblait posé sur un étal ?
- Il laissait peut-être une légère impression piscicole, monsieur.
- Alors je suppose que c’était Gussie. Mais quelle diable d’affaire a pu l’amener à Londres ?
- Je suis en position de l’expliquer, monsieur. Monsieur Fink-Nottle m’a confié le motif de sa visite à la métropole. Il est venu parce qu’une jeune femme s’y trouve.
- Une jeune femme ?
- Oui, monsieur.
- Ne me dites pas qu’il est amoureux.
- Si, monsieur.
- Eh bien, je suis sidéré. Je suis vraiment sidéré. Positivement sidéré, Jeeves. »

Et je l’étais vraiment. Je veux dire, rien de tel qu’une bonne blague, mais il y a des limites.

Puis, je sentis mon esprit se tourner vers un autre aspect de cette curieuse affaire. Admettant que Gussie Fink-Nottle, contre toutes les lois du bon sens, ait pu tomber amoureux, pourquoi venait-il ainsi hanter mon appartement ? Sans doute était-ce une de ces situations où l’on a besoin d’un ami, mais je ne voyais pas pour quelle raison c’était moi qu’il avait choisi.

Ce n’était pas comme si lui et moi étions de quelque façon intimes. Bien sûr, à une époque, nous nous étions beaucoup vus, mais sur les deux dernières années, je n’avais même pas reçu une carte de sa part.

J’exposais la chose à Jeeves.

« Etrange qu’il soit venu me voir. Bon, s’il l’a fait, c’est qu’il l’a fait. Il n’y a rien à y redire. Cela a dû lui mettre un sale coup, pauvre drôle, quand il vu que je n’étais pas là.
- Non, monsieur. Monsieur Fink-Nottle n’est pas venu vous voir, monsieur.
- Reprenez-vous, Jeeves. Vous venez de m’expliquer que c’était ce qu’il avait fait, et assidûment, de surcroît.
- C’est avec moi qu’il était désireux d’entrer en contact, monsieur.
- Vous ? Je ne savais pas que vous l’aviez rencontré auparavant.
- Avant sa visite, je n’avais pas eu ce plaisir, monsieur. Mais il semble que Monsieur Sipperley, un condisciple de Monsieur Fink-Nottle à l’université, lui a recommandé de placer son affaire entre mes mains. »

Le mystère était éclairci. Je comprenais tout. Comme j’imagine que vous le savez, la réputation de Jeeves comme conseiller est depuis longtemps établie dans la société éclairée, et le premier mouvement de quiconque, dans mon petit cercle, se retrouvait dans n‘importe quel pétrin, était toujours de rouler par ici et de lui présenter les choses. Et quand il avait tiré A d’une sale affaire, A le présentait à B. Et puis, quand il avait arrangé B, B lui envoyait C. Et ainsi de suite, si vous voyez ce que je veux dire, et encore.

C’est ainsi que les grosses affaires de conseil, comme celle de Jeeves, se développent. Le vieux Sippy avait, je crois, été profondément impressionné par ses interventions en sa faveur, à l’époque où il essayait de se fiancer à Elizabeth Moon. Aussi, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il conseille à Gussie de faire appel à Jeeves. C’était la routine, si vous voulez.

« Oh, vous travaillez pour lui, n’est-ce pas ?
- Oui monsieur
- Je vois maintenant. Je comprends maintenant. Et quel est le problème de Gussie ?
- Curieusement, monsieur, précisément le même que celui de monsieur Sipperley quand j’avais eu l’occasion de lui être utile. Vous vous souvenez sans doute des embarras de monsieur Sipperley, monsieur. Profondément attaché à mademoiselle Moon, il souffrait d’une appréhension si ancrée qu’il lui était impossible de lui parler. »

J’acquiesçais.

« Je me le rappelle. Oui, je me souviens de l’affaire Sipperley. Il n’arrivait pas à aller au contact. Un traînement marqué des pieds, n’est-ce pas. Et il me revient que vous disiez qu’il laissait – qu’était-ce donc ? – laissait quelque chose faire autre chose. Il y avait des chats dedans, je ne m’abuse.
- Laissait un « je n’ose » suivre un « je voudrais », monsieur
- C’est cela. Et pour les chats ?
- Comme le pauvre chat de l’adage, monsieur.
- Exactement. Je ne comprends pas comment vous retrouvez tous ces trucs. Et Gussie, dites-vous, a le même problos ?
- Oui, monsieur. A chaque fois qu’il tente de formuler une demande en mariage, le courage lui manque.
- Et pourtant, s’il veut que cette femme devienne la sienne, il va falloir qu’il le dise, hein ? Je veux dire, c’est la moindre des politesses.
- Précisément, monsieur. »

Je réfléchissais.

« Eh bien, je suppose que c’était inévitable, Jeeves. Je n’aurais pas cru que ce Fink-Nottle tombe jamais victime de la divine p., mais, quand cela arrive, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il trouve le chemin rude.
- Oui, monsieur.
- Regardez la vie qu’il a menée.
- Oui, monsieur.
- Je ne crois pas qu’il ait parlé à une fille depuis des années. Quelle belle leçon pour nous, Jeeves, de ne pas aller nous enfermer à la campagne à contempler des bocaux de verre. On ne peut être un mâle dominant quand on fait ce genre de choses. Dans cette vie, il faut choisir entre deux routes : soit s’enfermer à la campagne à contempler des bocaux, soit avoir du succès auprès du sexe opposé. On ne peut avoir les deux.
- Non, monsieur. »

Je réfléchissais encore. Comme je l’ai dit, Gussie et moi avions passablement perdu le contact, mais j’étais pourtant touché par le pauvre animal, comme je le suis à chaque fois qu’un de mes copains, proche ou éloigné, se retrouve à marcher sur une des peaux de bananes de la Vie. Et il me semblait que c’était bien ce qui l’attendait.

Je me reportais en esprit à la dernière fois que je l’avais vu. C’était il y environ deux ans. J’étais allé le voir chez lui, à l’occasion d’un circuit en voiture, et il m’avait tout de suite coupé l’appétit en invitant à la table du déjeuner une paire de choses vertes avec des pattes, qu’il dorlotait comme une jeune mère, avant de perdre l’une des deux dans la salade. Cette scène, maintenant bien devant mes yeux, ne m’inspirait aucune confiance quant à la capacité de ce pauvre imbécile à séduire et conquérir, je dois dire. Surtout si la jeune fille qu’il avait repérée était une de ces dures canailles d’aujourd’hui, tout rouge à lèvre et regards froids, durs et sardoniques, sans doute.

« Dites-moi, Jeeves, dis-je, me préparant au pire, quel genre de fille est cette amie de Gussie ?
- Je n’ai pas rencontré la demoiselle, monsieur. Monsieur Fink-Nottle n’a que des compliments pour ses attraits.
- Il a l’air de l’apprécier, n’est-ce pas ?
- Oui, monsieur.
- A-t-il prononcé son nom ? Je la connais peut-être.
- C’est une demoiselle Bassett, monsieur. Mademoiselle Madeline Bassett.
- Hein ?
- Oui, monsieur. »

J’étais profondément surpris.

« Ca alors, Jeeves ! Qui l’eut cru. Un tout petit monde, n’est-ce pas, hein ?
- La demoiselle est une de vos connaissances, monsieur ?
- Je la connais bien. Cette nouvelle me rassure, Jeeves. Grâce à elle, toute l’affaire me parait maintenant nettement plus praticable.
- Vraiment, monsieur ?
- Absolument. J’avoue qu’avant que vous m’ayez donné cette information, j’étais profondément dubitatif quant aux chances de ce pauvre vieux Gussie de convaincre je ne sais quelle bergère de je ne sais quelle paroisse d’aller traîner à l’église en sa compagnie. Vous m’accorderez qu’il n’est pas le genre de tout un chacun.
- Il y a peut-être quelque chose de cela, monsieur.
- Cléopâtre ne l’aurait pas apprécié.
- Probablement pas, monsieur.
- Et je doute qu’il irait si bien que cela avec Tallulah Bankhead.
- Non, monsieur.
- Mais quand vous me dit que l’objet de son affection est mademoiselle Bassett, eh bien, alors, Jeeves, l’espoir commence à poindre. C’est justement le genre de gars qu’une fille comme Madeline Bassett récupérerait avec plaisir. »

Il me faut expliquer que cette Bassett était en visite à Cannes en même temps que nous, et que comme Angela s’était prise pour elle d’une de ces amitiés effervescentes qui frappent parfois les jeunes filles, j’avais largement eu l’occasion de la voir. En fait, à mes moments les plus grognons, il me semblait parfois ne pouvoir faire un pas sans me cogner les orteils sur cette dame.

Et ce qui rendait la chose si douloureuse et si désespérante, c’est que plus nous nous voyions, moins j’avais de choses à lui dire.

Vous savez comment cela se passe avec certaines filles. On dirait qu’elles vous vident de votre contenu. Je veux dire, il y a quelque chose dans leur personnalité qui paralyse les cordes vocales, et transforme le contenu du cerveau en chou-fleur. C’était ce qui m’arrivait avec cette Bassett, à tel point qu’en certaines occasions, on aurait pu observer, pendant plusieurs minutes d’affilée, Bertram Wooster tripotant sa cravate, piétinant sur place, et se comportant en sa présence à tous points de vue comme le parfait imbécile. Aussi, quand elle prit, quelque deux semaines avant nous, le chemin de retour, croyez bien que ce n’était, dans l’esprit de Bertram, pas un jour trop tôt.

Ce n’était pas sa beauté, notez bien, qui m’engourdissait ainsi. C’était une assez jolie fille, dans le genre langoureux, blond, avec des yeux en soucoupes, mais pas époustouflante à vous époustoufler.

Non, ce qui provoquait cette désintégration chez un orateur pourtant habituellement volubile à l’égard du sexe opposé, c’était son état d’esprit général. Comme je ne voudrais pas être méchant, je n’irai pas jusqu’à dire qu’elle écrivait des poèmes, mais sa conversation était, à mon avis, de nature à faire naître les plus sérieux soupçons. Enfin, je veux dire, quand une jeune fille vous demande comme ça, sans ambages, si vous n’avez jamais eu l’impression que les étoiles sont la guirlande du Bon Dieu, vous commencez à vous poser des questions.

La fusion de son âme et de la mienne n’était évidemment pas au programme. Mais avec Gussie, la situation était complètement différente. Ce qui m’avait bloqué – c-a-d que cette fille était manifestement remplie de d’idéaux, de sentiments et de machins – était tout à fait indiqué dans son cas.

Gussie avait toujours été un de ces oiseaux rêveurs et mélancoliques – on ne peut pas s’enfermer à la campagne et ne vivre que pour ses tritons si on n’en est pas un – et je ne voyais pas ce qui aurait pu l’empêcher, si on trouvait le moyen de lui tirer de la poitrine les mots sourds et enflammés qu’il fallait, de s’accorder avec la Bassett comme un œuf avec du jambon.

« C’est exactement le genre qu’il lui faut, dis-je.
- Je suis très heureux de l’entendre, monsieur.
- Et il est tout à fait son genre. En fin de compte, une bonne chose, qu’il convient d’encourager avec toute la vigueur possible. De toutes vos forces, Jeeves.
- Très bien, Monsieur, répondit le brave garçon. Je m’en occupe sans tarder. »

Jusqu’ici, vous conviendrez sans doute que régnait ce qu’on pourrait appeler une parfaite harmonie. Amicale conversation entre un employeur et son employé, tendre comme une noisette. Mais à cet instant, je l’avoue à regret, tout prit un tour désagréable. L’atmosphère changea soudain, des nuages d’orage se rassemblèrent, et avait que nous comprenions ce qui nous arrivait, une note discordante rebondissait sur scène. Ce n’était pas la première fois que cela se produisait chez les Wooster.

Le premier indice annonçant que quelque chose s’échauffait fut le son d’une toux douloureuse et réprobatrice aux environs du tapis. Il faut dire que pendant l’échange précédent, alors que, m’étant séché la charpente, je prenais le temps de m’habiller, enfilant ici une chaussette, là une chaussure, m’insérant dans le veston, la chemise, la cravate et les pantalons de golf, Jeeves était au niveau inférieur, déballant mes effets.

Il se releva, un objet blanc à la main. Et à sa vue, je compris qu’une nouvelle querelle domestique, était sur le point de se produire, que les volontés de deux hommes forts allaient hélas s’entrechoquer, et que s’il ne se rappelait pas ses vaillants ancêtres et ne défendait pas ses valeurs, Bertram allait se faire laminer.

Je ne sais pas si vous êtes allé à Cannes cet été, mais si vous y étiez, vous vous souvenez certainement que quiconque prétendait être corps et âme à la fête se devait d’assister aux beuveries du Casino vêtu de l’habituelle pantalonnade de soirée surmontée en cap d’un spencer blanc avec des boutons dorés. Et depuis que j’étais remonté dans le Train Bleu, à la gare de Cannes, je n’avais cessé de me demander comment le mien passerait auprès de Jeeves.

En matière de tenue de soirée, voyez-vous, Jeeves est un réactionnaire borné. Il m’a déjà fait des difficultés au sujet de chemises sans plastrons. Et même si ces spencers avaient été la dernière mode – tout ce qu’il y a de chic – sur la Côte d’Azur, je ne m’étais jamais caché, même lorsque je battais la mesure au Casino du Palm Beach, dans celui que je m’étais empressé d’acheter, qu’il causerait sans doute quelque agitation à mon retour.

Je me préparai à tenir bon.

« Oui, Jeeves ? » dis-je. Et même si ma voix restait douce, un observateur attentif qui aurait regardé mes yeux leur aurait trouvé un éclat métallique. Personne n’a pour l’intelligence de Jeeves un plus grand respect que moi, mais cette façon qu’il a de dicter sa volonté à la main qui le nourrit devait, à mon avis, être contrée. Cette veste de spencer était chère à mon cœur, et j’avais bien l’intention de me battre pour elle avec toute la vaillance du brave vieux Sieur de Wooster à la bataille d’Agincourt.

« Oui, Jeeves ? dis-je. Quelque chose vous tracasse, Jeeves ?
- Je crains que vous ayez quitté Cannes en emportant par inadvertance une veste appartenant à quelqu’un d’autre, monsieur. »

Je me fis encore plus métallique.

« Non, Jeeves, dis-je d’une voix égale, l’objet considéré m’appartient. Je l’ai acheté là-bas.
- Vous l’avez porté, monsieur ?
- Tous les soirs.
- Mais vous n’avez pas l’intention de le porter en Angleterre, monsieur ?
Je compris que nous touchions au cœur de problème.
- Si, Jeeves.
- Mais, monsieur –
- Vous disiez, Jeeves ?
- C’est tout à fait inapproprié, monsieur.
- Je ne partage pas votre avis, Jeeves. Je prédis à cette veste un grand succès mondain. Et j’ai l’intention de la présenter demain au public, lors de la soirée d’anniversaire de Pongo Twistleton, dont je suis convaincu qu’elle constituera, de bout en bout, l’attraction principale. Pas de dispute, Jeeves. Pas de discussion. Quelque incroyable objection vous puissiez avoir à son encontre, je porterai cette veste.
- Très bien, monsieur. »

Il reprit son déballage. Je n’ajoutai rien sur le sujet. J’avais remporté la victoire, et nous, Wooster, ne triomphons pas d’un ennemi défait. A présent, ayant terminé ma toilette, je lui lançai un amical au revoir, et, dans une disposition généreuse, suggérai que, comme je dînais dehors, il prît sa soirée, et allât voir un film éducatif, ou quelque chose du genre. Une sorte de rameau d’olivier, si vous voyez ce que je veux dire.

« Merci, monsieur, mais je vais rester à la maison. »
Je le dévisageai attentivement.
« Vous êtes contrarié, Jeeves ?
- Non, monsieur, mais je suis forcé de rester sur les lieux. Monsieur Fink-Nottle m’a fait savoir qu’il passerait me voir ce soir.
- Oh, Gussie vient vous voir, n’est-ce pas ? Eh bien, embrassez-le de ma part.
- Très bien, monsieur.
- Bien bien, Jeeves. »

Puis, je partis pour les Drones.

Là-bas, je tombais sur Pongo Twistleton, qui me parla tellement de sa sauterie prochaine, dont mes correspondants m’avaient déjà fait une description flatteuse, qu’il était bientôt onze heures quand je rentrai chez moi.

J’avais à peine ouvert la porte quand j’entendis des voix dans le salon, et j’étais à peine entré dans le salon quand je découvris qu’elles provenaient de Jeeves et de ce qui ressemblait à première vue au Diable.

Un examen plus approfondi m’apprit qu’il s’agissait de Gussie Fink-Nottle, déguisé en Méphistophélès.



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