vendredi 30 mai 2014

PG Wodehouse - Bien bien, Jeeves - chapitre V

Je lui décochai un de mes regards.

« Jeeves, dis-je. J’aurai difficilement cru cela de votre part. Vous n’ignorez pas que je me suis couché à une heure tardive hier soir. Vous savez que j’ai à peine pris mon thé. Vous n’êtes pas sans comprendre l’effet que la voix enthousiaste de tante Dahlia peut faire à un mal de crâne. Et vous voici pourtant qui m’amenez des Fink-Nottle. Est-ce une heure pour un Fink, ou je ne sais quel Nottle ?
- Mais ne m’avez-vous pas laissé entendre, monsieur, que vous désiriez voir monsieur Fink-Nottle pour l’entretenir de son affaire ? »

Ceci, je le reconnais, ouvrait une nouvelle perspective à ma réflexion. Sous la pression de mes émotions, j’avais proprement oublié que j’avais pris en main les intérêts de Gussie. Cela changeait les choses. On ne peut envoyer un client sur les roses. Je veux dire, vous ne verriez Sherlock Holmes refuser de recevoir des clients, simplement parce qu’il était rentré tard, la nuit précédente, de l’anniversaire du docteur Watson. J’aurais préféré que ce jeune homme ait choisi de m’approcher à une heure plus appropriée, mais comme c’était apparemment une espèce d’alouette humaine, qui abandonnait dès l’aube son nid aquatique, je me dis qu’il valait mieux que je le reçoive.

« Exact, dis-je. Très bien, balancez !
- Bien, monsieur.
- Mais avant, apportez-moi un de vos revigorants.
- Très bien, monsieur. »

Et le voilà qui revenait avec l’indispensable breuvage.

J’ai déjà eu l’occasion, il me semble, d’évoquer de ces remontants que prépare Jeeves, et de l’effet qu’ils ont sur un gars dont la vie ne tient plus qu’à un fil, un lendemain matin. Ce dont ils sont composés, je ne saurais vous le dire. Il parle d’une sorte de sauce, du jaune d’un œuf cru et d’un soupçon de piment rouge, mais rien ne me convaincra que la chose ne va pas beaucoup plus loin. Mais quoi qu’il en soit, l’effet, quand on en ingurgite un, est impressionnant.

Pendant peut-être une fraction de second, rien ne se passe. C’est comme si la Nature retenait son souffle. Puis, soudain, c’est comme si la Dernière Trompe avait sonné, et que le Jugement Dernier débutait, avec une sévérité inhabituelle.

Des feux de joie explosent partout dans la charpente. L’abdomen se remplit de lave bouillonnante. Un vent puissant semble souffler sur le monde, et le sujet ressent quelque chose qui ressemble à un marteau-pilon frappant l’arrière de son crâne. Pendant cette phase, les oreilles sifflent bruyamment, les yeux tournent dans leurs orbites, et il y a comme un fourmillement sur le front.

Et puis, juste au moment où vous vous dites que vous devriez appeler votre avocat, pour vérifier avant qu’il soit trop tard que vos affaires sont en ordre, la situation semble s’éclaircir. Le vent retombe. Les oreilles cessent de siffler. Les oiseaux chantent. Des fanfares se mettent à jouer. Dans une secousse, le soleil se lève sur l’horizon.

Et un instant plus tard, tout ce que vous ressentez, c’est un grand calme.

Comme je vidais le verre, une nouvelle vie semblait bourgeonner en moi. Je me souviens que Jeeves, qui, quels que puissent être ses dérapages en matière de tenues de soirée ou de conseils aux amoureux, sait toujours trouver des phrases bien tournés, parlait un jour de quelqu’un qui s’envolait bien loin de ces miasmes morbides et allait se purifier dans l’air supérieur. C’était comme cela que ça se passait pour moi. Je sentais que le Bertram Wooster calé sur ses oreillers était devenu un Bertram meilleur, plus fort et plus brillant.

« Merci, Jeeves, dis-je.
- Il n’y a pas de quoi, monsieur.
- C’est arrivé à point nommé. Je suis maintenant capable de me confronter aux difficultés de la vie.
- Je suis très heureux de l’entendre, monsieur.
- Quel folie de ne pas en avoir pris un avant de m’attaquer à la tante Dahlia ! Enfin, il est trop tard pour s’en inquiéter. Parlez-moi de Gussie. Comment s’est-il tenu au bal costumé ?
- Il n’est pas arrivé au bal costumé, monsieur.
Je le regardai avec un brin de sévérité.
- Jeeves, dis-je, je reconnais qu’après votre revigorant je me sens mieux, mais ne mettez pas la barre trop haut. Ne restez pas ainsi devant mon lit de douleurs, à me raconter n’importe quoi. Nous avons jeté Gussie dans un taxi, et il est parti, lancé vers l’endroit où cette soirée costumée avait lieu. Il y est forcément arrivé.
- Non, monsieur. Pour ce que monsieur Fink-Nottle m’en a dit, il est entré dans le taxi convaincu que la fête à laquelle il avait été invité se tenait au 17, Suffolk Square, alors que le rendez-vous était en fait au 71, Norfolk Terrace. Ces aberrations de la mémoire sont assez courantes chez ceux qui, comme monsieur Fink-Nottle, appartiennent à ce qu’on pourrait appeler la catégorie des rêveurs.
- On pourrait aussi bien les appeler les demeurés.
- Oui, monsieur.
- Alors ?
- Arrivé au 17, Suffolk Square, monsieur Fink-Nottle entreprit de sortir l’argent pour payer sa course.
- Et qu’est-ce qui l’en empêcha ?
- Le fait qu’il n’avait pas d’argent, monsieur. Il découvrit qu’il l’avait laissé, avec son carton d’invitation, sur le manteau de la cheminée de sa chambre, dans la maison de son oncle où il logeait. En conséquence, priant le chauffeur de l’attendre, il sonna à la porte et quand le majordome apparut, il lui demanda de payer le taxi, ajoutant que tout allait bien, qu’il était l’un des invités du bal. Le majordome, alors, nia être informé de la tenue d’une soirée dansante en ces lieux.
- Et refusa de raquer ?
- Oui, monsieur.
- Sur quoi…
- Monsieur Fink-Nottle indiqua au taxi de le ramener au logis de son oncle.
- Et alors, ce ne fut pas l’heureux dénouement ? Tout ce qu’il avait à faire était d’entrer, de récupérer argent et carton, et tout rentrait dans l’ordre, sur du velours.
- J’aurais dû préciser, monsieur, que monsieur Fink-Nottle avait également oublié ses clefs sur le manteau de la cheminée de sa chambre.
- Il aurait pu sonner.
- Il a sonné, monsieur, pendant près de quinze minutes. Ce temps écoulé, il s’est rappelé qu’il avait donné congé au gardien – la maison était fermée et tout le personnel en vacances – pour qu’il aille retrouver son fils, marin à Portsmouth.
- Seigneur, Jeeves !
- Oui, monsieur.
- Les rêveurs ont de ces vies, n’est-ce-pas ?
- Oui, monsieur.
- Qu’arriva-t-il alors ?
- A ce point, Monsieur Fink-Nottle semble avoir compris que sa situation vis-à-vis du taxi était devenue équivoque. Les chiffres sur le compteur indiquaient déjà une somme importante, et il n’était pas en position de s’acquitter de ses dettes.
- Il aurait pu s’expliquer.
- On n’explique rien à un taxi, monsieur. D’ailleurs, quand il tenta de le faire, il s’aperçut que le garçon doutait de sa bonne foi.
- J’aurais pris mes jambes à mon cou.
- C’est la solution qui parut s’imposer à monsieur Fink-Nottle. Il se précipita, mais le chauffeur, tentant de le retenir, attrapa son pardessus. Monsieur Fink-Nottle parvint à s’extraire du manteau, mais il semblerait que son apparition, dans le déguisement qu’il portait en dessous, ait causé quelque choc au taxi. Monsieur Fink-Nottle m’informe qu’il entendit une espèce de sifflement, et que, regardant derrière lui, il aperçut l’homme, accroupi contre une barrière, le visage entre les mains. Monsieur Fink-Nottle croit qu’il priait. C’était sans doute un de ces garçons incultes et superstitieux, monsieur. Un buveur, probablement.
- Eh, s’il ne l’était pas avant, je parierai qu’il l’est rapidement devenu. J’imagine qu’il a eu du mal à attendre l’ouverture des pubs.
- Il est très possible que dans ces circonstances il ait considéré qu’un remontant était souhaitable, monsieur.
- Et dans ces circonstances, il est probable qu’il en a été de même pour Gussie. Je pense. Que diable a-t-il fait après cela ? Londres tard la nuit - ou même le jour, en fait – n’est pas un endroit pour un homme en collants écarlates.
- Non, monsieur.
- Cela fait jaser.
- Oui, monsieur.
- Je voir d’ici le pauvre vieil animal se recroquevillant dans les contre-allées, se cachant dans les ruelles, plongeant dans les poubelles.
- J’ai cru comprendre, monsieur, d’après les commentaires de monsieur Fink-Nottle, que les évènements prirent effectivement un tour assez semblable. Finalement, après une nuit éprouvante, il parvint à rallier le domicile de monsieur Sipperley, où il obtint l’asile et une tenue de rechange le lendemain matin. »

Je m’enfonçais dans les oreillers, le front un peu plissé. C’était très bien de tenter de faire un rien plaisir à un vieux camarade de classe, mais je devais admettre qu’en prenant fait et cause pour un abruti capable d’embrouiller les choses comme Gussie venait de le faire, j’avais accepté un contrat qui n’avait presque plus taille humaine. Il me semblait que ce dont Gussie avait besoin, c’était moins des conseils d’une personne ayant l’expérience du monde, que d’une cellule capitonnée à Colney Hatch, avec quelques braves surveillants pour s’assurer qu’il n’y mettrait pas le feu.

En fait, pendant un instant, j’eu presque envie de me retirer de cette affaire, et de la rendre à Jeeves. Mais la fierté des Wooster me retint. Une fois que nous, Wooster, avons pris en main la charrue, nous ne remettons pas facilement l’épée au fourreau. Par ailleurs, après cette affaire de spencer, tout ce qui pouvait ressembler à de la faiblesse risquait d’être fatal.

« Je suppose que vous comprenez, Jeeves, dis-je, car même si je n’aime pas m’acharner, certaines choses doivent être exprimées, que tout ceci est de votre faute.
- Monsieur ?
- Il n’y pas de « monsieur ? » qui tienne. Vous le savez. Si vous n’aviez pas insisté pour qu’il aille à ce bal – un projet insensé, comme je l’ai tout de suite senti – rien de ceci ne serait arrivé.
- Oui, monsieur, mais je dois avouer que je n’avais pas anticipé…
- Toujours tout anticiper, Jeeves, dis-je un peu sévèrement. C’est la seule façon. Et même, si vous l’aviez autorisé à porter un costume de Pierrot, les choses n’auraient pas tourné ainsi. Les tenues de Pierrot ont des poches. Enfin, continuai-je plus aimablement, il ne sert à rien d’y revenir maintenant. Si tout ceci vous a montré ce qui se passe quand on se promène en collants écarlates, c’est toujours quelque chose de gagné. Gussie attend dehors, avez-vous dit ?
- Oui, monsieur.
- Alors lancez le moi, et je verrai ce que je peux faire pour lui.

Aucun commentaire: