jeudi 29 mai 2014

PG Wodehouse - Bien bien, Jeeves, chapitre III

Le premier télégramme arriva peu après midi, et Jeeves l’apporta avec le remontant d’avant-déjeuner. Il provenait de ma tante Dahlia, opérant de Market Snodsbury, une espèce de petite ville que l’on croise sur la grand’ route, à un mille ou deux de sa résidence campagnarde.
Il était ainsi rédigé :

Venez de suite. Travers.

Et quand je dis qu’il me dérouta en diable, je le sous-estime, à tout le moins. C’était, en y repensant, la plus mystérieuse communication qui ait jamais été transmise par télégraphe. Je l’étudiai, en proie à une profonde rêverie, pendant la meilleure partie de deux Martinis dry et un petit rab’. Je le lis à l’envers. Je le lis à l’endroit. En fait, je me souviens même vaguement l’avoir senti. Mais il ne lassait de me surprendre.

Considérez les faits, je veux dire. Cela faisait tout juste quelques heures que cette tante et moi nous étions séparés après avoir été en contact permanent pendant près de deux mois. Et pourtant, elle revenait – la joue encore chargée de mon baiser d’adieu, si je puis dire – exigeant de nouvelles retrouvailles. Bertram Wooster n’est pas accoutumé à pareil appétit vorace pour sa société. Interrogez n’importe laquelle de mes connaissances, elle vous dira qu’après deux mois en ma compagnie, ce que ressent toute personne normale, c’est que c’est amplement suffisant. En fait, j’ai connu des personnes qui ne tenaient pas plus de quelques jours.

Aussi, avant de m’attabler devant un bon bien-cuit, j’envoyai la réponse suivante :

Abasourdi. Expliquez. Bertie.

Ce à quoi je reçus une réponse pendant ma sieste d’après déjeuner.

Pourquoi diable êtes-vous abasourdi, andouille ? Venez de suite. Travers.

Trois cigarettes et quelques tours de la pièce plus tard, ma réponse était prête :

Que voulez-vous dire par venez de suite ? Amitiés. Bertie.

Ci-joint la réponse :

Je veux dire venez de suite, épuisant demeuré. Que croyiez-vous d’autre ? Venez de suite, ou attendez-vous à être maudit par votre tante demain à l’ouverture du bureau. Tendrement. Travers.

Je fis alors envoyer le message suivant, espérant tout clarifier :

Quand vous dites ‘Venez’, voulez-vous dire ‘venez à Brinkley Court’ ? Et quand vous dires ‘de suite’, voulez-vous dire ‘de suite’ ? Embrouillé. Perdu. Meilleurs vœux. Bertie.

Je déposai celui-là en me rendant aux Drones, où je passai un après-midi reposant à lancer des cartes dans un chapeau haut de forme, en compagnie des meilleurs éléments du club. En rentrant, entre chien et loup, je trouvais la réponse qui m’attendait :

Oui, oui, oui, oui, oui, oui, oui. Peu importe que vous compreniez. Venez juste de suite, comme je vous le dis, et de grâce arrêtez les insolences. Vous me croyez assez cousue d’or pour pouvoir vous envoyer un télégramme toutes les dix minutes ? Arrêtez de faire l’imbécile, et venez immédiatement. Tendrement. Travers.

Arrivé à ce point, je ressentis le besoin d’une seconde opinion. Je sonnai.

« Jeeves, dis-je, une bizarrerie en forme de V est apparue en provenance du Worcestershire. Lisez cela, ajoutai-je en lui tendant les papiers dans leur enveloppe. »

Il les parcourut.

« Qu’en pensez-vous, Jeeves ? »
- Je crois que madame Travers souhaite que vous veniez de suite, monsieur.
- Vous avez compris cela, vous aussi ?
- Oui, monsieur.
- C’est également mon interprétation de la chose. Mais pourquoi, Jeeves ? Nom de nom, elle vient de passer presque deux mois avec moi.
- Oui, monsieur.
- Alors que beaucoup considèrent qu’une dose raisonnable pour un sujet adulte est de deux jours.
- Oui, monsieur. Je suis conscient de cette objection. Toutefois, madame Travers parait extrêmement résolue. Je crois qu’il conviendrait d’accéder à sa demande.
- Y faire un saut, vous voulez dire ?
- Oui, monsieur.
- Eh bien, je ne peux certainement pas y aller tout de suite. J’ai une importante réunion prévue ce soir aux Drones. La soirée d’anniversaire de Pongo Twistleton, vous vous souvenez ?
- Oui, monsieur.
Il y eut une courte pause. Nous nous remémorions tous deux notre petite dispute. Je me sentis obligé d’y faire allusion.
- Vous avez tort à propos de ce spencer, Jeeves.
- C’est une question de point de vue, monsieur.
- Quand je le portais, au Casino, à Cannes, des femmes élégantes se faisaient des clins d’œil, et chuchotaient : ‘qui est-ce ?’
- Les casinos continentaux sont peu regardants sur la tenue, c’est bien connu, monsieur.
- Et quand j’en ai fait la description à Pongo, hier soir, il buvait mes paroles.
- Vraiment, monsieur ?
- Comme tous ceux qui étaient là. Tout un chacun reconnaissait que je tenais là quelque chose. Pas une voix qui s’oppose.
- Vraiment, monsieur ?
- Je suis convaincu que vous finirez par apprendre à aimer ce spencer, Jeeves.
- J’ai bien peur que non, monsieur.
J’abandonnai. Il ne sert jamais à rien d’essayer de raisonner Jeeves en ces occasions. « Tête de cochon » est le mot qu’on a sur les lèvres. On soupire, et on passe à autre chose.
- Bon, quoi qu’il en soit, et pour revenir au programme, je ne puis descendre, à Brinkley Court ou n’importe où ailleurs, avant un moment. C’est une certitude. Je vais vous dire, Jeeves. Donnez-moi un formulaire et un crayon, et je vais lui télégraphier que je la rejoindrai un des jours de la semaine prochaine, ou de la suivante. Nom d’un chien, elle devrait être capable de tenir sans moi pendant quelques jours. C’est juste une question de volonté.
- Oui, monsieur.
- Bien bien, alors, je vais envoyer : « j’arriverai demain en quinze » où quelque chose comme cela. Cela devrait suffire. Et quand vous aurez eu l’amabilité de crapahuter jusqu’au coin de la rue pour l’envoyé, tout sera réglé.
- Très bien, monsieur. »
Ainsi s’écoula cette longue journée, jusqu’au moment où il me fallut m’habiller pour la fête de Pongo.

La nuit précédente, alors que nous bavardions de l’affaire, Pongo m’avait promis que sa bringue d’anniversaire prendrait des proportions susceptibles d’ébranler le monde, et je dois reconnaître que j’ai souvent donné dans des activités moins pimentées. Quatre heures étaient largement passées quand je rentrai, et j’étais alors à peu près en état d’aller me coucher. Je me souviens juste d’avoir trouvé mon lit à tâtons, d’y être entré en rampant, et il me semblait que ma poire venait à peine de toucher l’oreiller quand je fus réveillé par le bruit de la porte qu’on ouvrait.

Je marchais au ralenti, mais me forçai à soulever une paupière.

« C’est déjà mon thé, Jeeves ?
- Non, monsieur, c’est madame Travers. »

Et un instant plus tard, il y eut le bruit d’un grand coup de vent, comme ma parente passait le seuil à soixante à l’heure et à pleine vapeur.

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