vendredi 30 mai 2014

PG Wodehouse - Bien bien, Jeeves - chapitre IV

On a dit, et bien dit, de Bertram Wooster que, si personne ne porte sur sa chair et son sang un regard plus acéré, critique et sans compromis, c’est malgré tout quelqu’un qui aime rendre à chacun son dû. Et si vous avez suivi mes mémoires avec l’attention qu’elles méritent, vous n’ignorez pas que j’ai souvent eu l’occasion d’insister sur le fait que tante Dahlia est quelqu’un de bien.

C’est celle, vous vous en souvenez peut-être, qui épousa le vieux Tom Travers, en secondes noces, je crois que c’est l’expression consacrée, l’année où Bluebottle gagna le prix du Cambridgeshire, et qui m’encouragea un jour à écrire un article sur Ce Que Porte l’Homme Bien Mis dans ce journal dont elle s’occupe – le boudoir de Milady. Elle a un esprit large et chaleureux, avec lequel il est agréable de frayer. Et on ne trouve, dans sa composition spirituelle, aucune des subtiles mochetés qui font de personnages comme, par exemple, ma tante Agatha, des malédictions métropolitaines et des menaces pour tout un chacun. Je tiens ma tante Dahlia en la plus haute estime, et ne suis jamais revenu sur l’opinion favorable que j’ai de ses qualités humaines, de son côté sportif, et plus généralement de sa bonne-pâtitude.

Ceci étant exposé, vous pouvez imaginer ma surprise à la trouver à mon chevet à pareille heure. Je veux dire, j’ai dormi chez elle plus souvent qu’à mon tour, et elle connait mes habitudes. Elle n’ignore pas non plus que tant que je n’ai pas pris ma tasse de thé du matin, je ne reçois personne. Cette irruption, à un moment où elle sait l’importance que revêtent la solitude et le repos, était, à mon sens, difficilement constitutive de bonnes manières.

Par ailleurs, que pouvait-elle venir faire à Londres? C’était la question que je me posais. Quand une ménagère consciencieuse rentre chez elle après une absence de sept semaines, on ne s’attend pas à la voir s’éclipser le lendemain de son retour. On se dit qu’elle devrait rester là, pourvoir aux besoins de son mari, s’entretenir avec le cuisinier, nourrir le chat, peigner et brosser le Spitz nain, en un mot, tenir en place. J’avais l’oeil plus que trouble, mais tentai néanmoins, autant que le permettait le fait d’avoir les paupières plus ou moins collées ensembles, de lui jeter un regard grave et réprobateur.

Elle n’eut pas l’air de le comprendre.

« Debout, Bertie, vieille andouille ! » cria-t-elle, d’une voix qui me frappa entre les sourcils et ressortit à l’arrière de ma tête.

S’il est un défaut que l’on peut reprocher à tante Dahlia, c’est sa capacité à s’adresser à quelqu’un en face d’elle comme si elle l’avait repéré, à un demi-mille, alors qu’elle chevauchait avec sa meute. Une survivance, sans doute, du temps où elle considérait comme perdue toute journée qu’elle n’avait pas passée à harceler un pauvre renard à travers la campagne.

Je lui resservis du grave et du réprobateur. Cette fois cela prit, mais eut pour unique conséquence de la faire descendre à des attaques personnelles.

« Arrête de me faire ces clins d’œil obscènes, dit-elle. Je me demande, Bertie, poursuivit-elle en m’examinant comme j’imagine que Gussie contemplerait quelque triton hors norme, si tu as la moindre notion de l’aspect parfaitement repoussant que tu présentes. Un croisement entre une scène d’orgie dans un film et je ne sais quelle forme primitive de vie aquatique. Je suppose tu as fait la nouba hier soir ?
- J’ai effectivement rempli une obligation mondaine, répondis-je froidement. L’anniversaire de Pongo Twistleton. Je ne pouvais laisser tomber Pongo, noblesse oblige.
- Bien, debout et habille-toi.
Je me dis que je n’avais pas dû bien entendre.
- Debout et habille-toi ?
- Oui »

Je me retournai sur l’oreiller avec un léger gémissement, et à cet instant, Jeeves entra avec l’indispensable oolong. Je m’y accrochai comme un noyé à un chapeau de paille. Une profonde goulée ou deux, et je me sentis – je ne dirais pas guéri, parce qu’un anniversaire comme celui de Pongo Twistleton n’est pas le genre de chose dont on guérit d’une simple gorgée de thé, mais suffisamment proche du Bertram d’antan pour être capable de forcer mon esprit à se concentrer sur la chose affreuse qui m’était tombée dessus.

Et plus je forçais ledit, moins je comprenais le scénario du film.

« Qu’est-ce que c’est, tante Dahlia ? Demandai-je.
- Ca m’a tout l’air de thé, fut sa réponse. Mais tu dois le savoir, vu que tu es en train de le boire.
- Pas le contenu de cette tasse. Tout cela. Vous débarquant ici, et me disant de me lever et de m’habiller, tous ces machins.
- J’ai débarqué, comme tu dis, parce que mes télégrammes ne semblaient produire aucun effet. Et je t’ai demandé de te lever et de t’habiller parce que je veux que tu te lèves et que tu t’habilles. Je suis venue te ramener avec moi. J’ai aimé ton bagout, m’annonçant que tu viendrais l’an prochain ou je ne sais quand. Mais tu vas venir maintenant, j’ai un travail pour toi.
- Je ne veux pas travailler.
- Ce que tu veux, mon garçon, et ce que tu vas avoir, sont deux choses complètement différentes. Il y a un travail d’homme qui t’attend à Brinkley Court. Sois prêt jusqu’au dernier bouton dans vingt minutes.
- Mais il n’est pas envisageable que je sois prêt à quelque bouton que ce soit dans vingt minutes. Je me sens affreusement mal.
Elle sembla réfléchir.
- D’accord, dit-elle, je suppose qu’il serait charitable de te laisser un jour ou deux pour te remettre. Parfait, je t’attends le trente au plus tard.
- Mais, bon sang, qu’est-ce que tout cela ? Que voulez-vous dire, un travail ? Pourquoi un travail ? Quelle sorte de travail ?
- Je te l’expliquerai si tu arrêtes de parler une minute. C’est un travail tout à fait simple et agréable. Tu vas l’apprécier. As-tu entendu parler de l’Ecole Primaire de Market Snodsbury ?
- Jamais.
- C’est une école primaire, à Market Snodsbury.
Je lui répondis, un peu fraîchement, que je l’avais deviné.
- Comment aurais-je pu savoir qu’un esprit comme le tien saisirait si vite ? protesta-t-elle. D’accord, donc. L’Ecole Primaire de Market Snodbury est, comme tu l’as compris, l’école primaire de Market Snodsbury. Je suis conseil d’établissement.
- Tu veux dire conseillère.
- Je ne veux pas dire conseillère. Ecoute, andouille. Il y avait un conseil d’établissement à Eton, n’est-ce-pas ? Très bien. Il y en aussi un à l’Ecole Primaire de Market Snodsbury, et j’en suis membre. Et ils m’ont chargé d’organiser la remise des prix de cet été. Cette remise des prix aura lieu le dernier jour de ce mois – le trente et un. Est-ce clair pour toi ? »

Je repris quelques centilitres de guérit-tout et hochai la tête. Même après une soirée d’anniversaire de Pongo Twistleton, j’étais capable de comprendre des choses simples, comme celle-ci.

« Je vous suis. Et je vois ce que vous cherchez à expliquer, c’est certain. Market… Snodsbury… Ecole Primaire… Conseil d’établissement… Remise de prix… Parfaitement. Mais en quoi cela me concerne-t-il ?
- Tu vas distribuer les prix. »

J’écarquillai. Ses mots ne paraissaient pas avoir de sens. Ils ressemblaient à l’imprécise divagation d’une tante qui serait restée assise au soleil sans chapeau.

« Moi ?
- Toi
J’écarquillai encore.
- Vous ne voulez pas dire moi ?
- Toi en personne.
J’écarquillai pour la troisième fois.
- Vous me faites marcher.
- Je ne te fais pas marcher. Personne n’y arriverait en ce moment, animal. Le curé était censé officier, mais en rentrant à la maison, j’ai trouvé une lettre où il m’expliquait qu’il s’était étiré le jarret, et devait renoncer à participer. Tu imagines dans quel état j’étais. J’ai téléphoné partout. Personne ne voulait le remplacer. Et puis, d’un coup, j’ai pensé à toi. »

Je décidai de tuer ce machin dans l’œuf. Personne n’est plus prompt à rendre service à une tante méritante que Bertram Wooster. Mais il y a des limites, voire, des limites clairement définies.

« Et vous croyez que je vais aller disséminer des prix dans votre petite académie provinciale ?
- Oui.
- Et faire un discours ?
- Tout à fait.
J’eus un rire méprisant.
- Bon sang, ne commence pas à gargouiller. C’est une affaire sérieuse.
- Je riais.
- Ah bon ? Eh bien, je suis heureuse de voir que tu prends cela avec le sourire.
- Avec mépris, expliquai-je. Je n’irai pas. C’est décidé. Je n’irai juste pas.
- Tu iras, jeune Bertie, ou tu n’assombriras plus jamais le pas de ma porte. Et tu sais ce que cela signifie. Plus jamais de dîners d’Anatole. »

Un grand frisson me parcourut. Elle faisait allusion à son chef, ce magnifique artiste. Un prince de sa profession, jamais dépassé – que dis-je, jamais égalé – quand il s’agit de préparer les matériaux bruts, pour qu’ils fondent dans la bouche du consommateur final. Anatole avait toujours été l’aimant qui me ramenait à Brinkley Court la langue pendante. Et beaucoup de mes meilleurs moments ont été passés à m’empiffrer des rôtis et des ragouts de ce grand homme. Aussi, la perspective de me voir, à l’avenir, interdire leur accès, était paralysante.

« Non, j’irai, bon sang !
- Je savais que cela t’ébranlerait. Jeune cochon vorace.
- Ca n’a rien à voir avec la voracité des jeunes cochons, dis-je en la prenant un peu de haut. On n’est pas un cochon vorace parce qu’on apprécie la cuisine d’un génie.
- Bon, je conviens que je l’aime aussi, reconnut la parente. Mais tu n’en auras plus une bouchée si tu refuses de faire ce travail simple, facile et agréable. Non, tu n’en sentiras même plus l’odeur. Alors mets-toi cela dans les douze pouces de ton fume-cigarette, et fume. »

Je commençais à me sentir comme une bête sauvage prise au collet.

« Mais pourquoi moi ? Je veux dire, je ne suis rien. Posez-vous la question.
- Je l’ai souvent fait.
- Je veux dire, ce n’est pas mon genre. Il faut un type formidable, pour distribuer les prix. Je crois me souvenir que quand j’étais à l’école, c’était souvent le Premier Ministre, ou quelqu’un comme ça.
- Ah, mais c’était à Eton. A Market Snodsbury, nous somme moins difficiles. N’importe qui en demi-guètres, nous impressionne.
- Pourquoi ne choisissez-vous pas l’oncle Tom ?
- L’oncle Tom ?
- Pourquoi pas ? Il porte des demi-guètres
- Bertie, dit-elle, je vais te dire pourquoi pas l’Oncle Tom. Tu te souviens de tout cet argent que j’ai perdu au baccarat, à Cannes ? Eh bien, très prochainement, je vais devoir me glisser auprès de Tom et lui annoncer la nouvelle. Et si, juste après cela, je lui demande de mettre des gants lavande et un claque, et d’aller distribuer les prix de l’Ecole Primaire de Market Snodsbury, il y aura un divorce dans la famille. Il laissera un message sur la pelote à épingles, et filera comme un lapin. Non, mon garçon, c’est à toi de le faire, et donc, il vaudrait mieux que tu t’y appliques.
- Mais, tante Dahlia, écoutez la voix de la raison. Je vous assure, vous n’avez pas pris le bon. A ce genre de jeu, je suis sans espoir. Interrogez Jeeves sur la fois où l’on m’a entraîné à faire un discours dans une école de filles. J’ai eu l’air d’une formidable andouille.
- Mais j’espère bien, et je suis confiante, que tu auras tout autant l’air d’une formidable andouille le trente et un de ce mois. C’est pour cela que je t’ai choisi. Ma façon de voir les choses, c’est que comme cela risque d’être glacial, de toutes façons, autant en tirer une bonne rigolade. Et je serai contente de te voir distribuer ces prix, Bertie. Bien, je ne retiens pas, vu que c’est certainement l’heure de ta gymnastique Suédoise. Je t’attends donc dans un jour ou deux. »

Et sur ces mots sans coeur, elle détala, me laissant en proie aux sentiments les plus sombres. Alors, entre la réaction naturelle à la fête de Pongo et ce coup de massue, ce n’est pas trop de dire que mon esprit brûlait.

Et je me tordais encore dans l’abime, quand la porte s’ouvrit et que Jeeves apparut.

« Monsieur Fink-Nottle désire vous voir, monsieur, » annonca-t-il.

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