samedi 24 mai 2014

PG Wodehouse - Bien bien, Jeeves, chapitre II

« Quoi de neuf, Gussie », dis-je.

Vous n’auriez peut-être pas pu le deviner à ma voix, mais j’étais carrément interloqué. Le spectacle qui s’offrait à moi aurait suffi à interloquer n’importe qui. Je veux dire, ce Fink-Nottle, tel que je me le rappelais, était le genre de falot timide et ratatiné qu’on s’attendait à voir trembler comme un saule si on l’invitait à rien plus qu’un samedi après-midi chez monsieur le curé. Et pourtant, il était là, s’il fallait en croire ses propres sens, prêt à partir à un bal costumé, genre de loisir connu pour mettre à rude épreuve les caractères plus solides.

Et il allait à cette soirée costumée, notez le bien – non pas déguisé en Pierrot, comme n’importe quel Anglais bien élevé, mais en Méphistophélès – ce qui implique, ai-je besoin de le rappeler, non seulement des collants écarlates, mais également une effrayante fausse barbe.

Insolite, vous en conviendrez. Toutefois, on sait dissimuler ses sentiments. Je ne trahis aucun étonnement vulgaire, mais lui lançai, comme je l’ai dit, un quoi de neuf poli et nonchalant.

Il me sourit à travers la mousse – un peu moutonnier, pensai-je.

« Oh, allo, Bertie.
- Un moment qu’on ne s’est pas vus. Tu as un créneau ?
- Non, je te remercie. Je dois partir dans une minute. Je suis juste venu demander à Jeeves comment il me trouvait. Comment me trouves-tu, Bertie ? »
Bon, la réponse était bien sûr : « tout à fait immonde ». Mais nous, Wooster, savons faire preuve de tact, et avons un sens aigu des responsabilités qui incombent à un hôte. Sous notre toit, nous n’expliquons pas à de vieux amis qu’ils sont une insulte au regard. J’éludai la question.

« Alors tu es à Londres, dis-je négligemment.
- Oh, oui.
- Ca doit faire des années que tu n’es pas revenu.
- Oh, oui.
- Et là, tu pars pour une soirée de fête.
Il frissonna un peu. Il avait, observais-je, l’air d’une bête traquée.
- De fête !
- Tu n’as pas envie de t’encanailler ?
- Oh, je suppose que tout ira bien, répondit-il d’une voix éteinte. Bon, il faut que j’y aille, je crois. Le machin commence vers onze heures. J’ai dit à mon taxi d’attendre… Vous pouvez aller voir s’il est toujours là, Jeeves ?
- Parfaitement, monsieur. »

Il y eut une sorte de blanc après que la porte se fut refermée. Une espèce de tension. Je me préparai un gobelet, tandis que Gussie, qui adorait se faire du mal, se regardait dans la glace. Enfin, je décidai qu’il valait mieux lui faire savoir que j’étais au courant de son affaire. Il se pouvait même qu’il trouvât un réconfort à se confier à une personne expérimentée et sympathique. J’ai souvent constaté, chez les gens en proie au sentiment, que le plus cher désir était une oreille attentive.

« Eh bien, Gussie, vieux crabe, dis-je. On m’a tout dit sur toi.
- Hein ?
- Ton petit problème. Jeeves m’a tout raconté. »
Il ne semblait pas particulièrement mal à l’aise. C’est toujours difficile à dire, bien sûr, venant d’un garçon retranché derrière une barbe de Méphisto, mais il m’a semblé le voir rougir un peu.
- Je préfèrerais que Jeeves évite de se répandre un peu partout. C’est censé être une confidence.
Je ne pouvais laisser passer ce sous-entendu.
- Manger le morceau devant son jeune maître n’est certainement pas se répandre un peu partout, reprochai-je légèrement. Mais de toutes façons, c’est comme cela. Je sais tout. Et je devrais peut être commencer, dis-je, noyant dans mon désir de le motiver et de l’encourager mon opinion que la demoiselle en question était une calamité sentimentale, en te disant que Madeline Basset est une fille charmante. Une championne, jusque ce qu’il te faut.
- Tu la connais donc ?
- Bien sûr que je la connais. Ce qui m’épate, c’est comment vous avez pu vous entrer en contact. Où l’as-tu rencontrée ?
- Elle habitait près de chez moi dans le Lincolnshire il y a deux semaines.
- Oui, mais quand même. Je ne savais pas que tu rendais visite à tes voisins.
- Je ne le fais pas. Je l’ai rencontrée dehors, qui promenait son chien. Le chien s’était mis une épine dans la patte, et quand elle avait essayé de la retirer, elle s’était cassée. Alors, forcément, j’ai dû intervenir.
- Tu as extrait l’épine ?
- Oui.
- Et cela a été le coup de foudre ?
- Oui.
- Et, bon sang, avec pareil exploit à ton actif, tu n’as pas conclu immédiatement ?
- Je n’en ai pas eu le courage.
- Qu’est ce qui s’est passé ?
- Nous avons parlé un moment.
- De quoi ?
- Oh, des oiseaux.
- Des oiseaux ? Quels oiseaux ?
- De ceux qui se trouvaient traîner dans le coin. Et du paysage, et de tout ce genre de chose. Et puis, elle m’a dit qu’elle allait à Londres, et m’a demandé de lui rendre visite si j’y retournais.
- Et après cela, tu ne lui as même pas pris la main ?
- Bien sûr que non. »

Bon, je veux dire, il semblait qu’il n’y ait rien à ajouter. Quand un garçon est si trouillard qu’il n’arrive pas à agir quand on lui sert l’affaire sur un plateau, son cas paraît désespéré. Pourtant, je me souvenais que j’avais été à l’école avec ce non-partant. Que ne ferait-on pas pour un vieux camarade de classe ?

« Ah, bien, dis-je, voyons ce que nous pouvons faire. Les choses peuvent toujours s’arranger. Et de toutes façons, tu seras heureux d’apprendre que je suis à tes côtés dans cette entreprise. Tu as Bertram Wooster dans ton équipe, Gussie.
- Merci, mon vieux. Et Jeeves aussi, bien entendu. C’est le plus important. »

J’admets volontiers que je grimaçais. Il ne pensait pas à mal, je suppose, mais je dois avouer que ce manque de tact ne m’irrita pas qu’un peu. Les gens m’agacent souvent de cette façon, en laissant entendre, je veux dire, qu’à leur avis, Bertram Wooster n’est qu’un numéro, et que Jeeves est la seule personne de la maison pourvue d’un cerveau, et de ressources.

Cela m’horripile.

Et ce soir, cela m’horripilait plus que d’habitude, parce que je commençais à en avoir bigrement assez de Jeeves. Après l’affaire du spencer, je veux dire. C’est vrai, je l’avais forcé à reculer, le soumettant, comme je l’ai raconté, par la force tranquille de mon caractère, mais j’étais encore un rien énervé qu’il ait essayé d’en faire une histoire. Il me semblait que Jeeves cherchait à tout diriger d’une main de fer.

« Et qu’a-t-il fait pour toi ? demandai-je avec raideur.
- Il a longuement réfléchi à la situation.
- Ah oui ?
- C’est sur son conseil que je vais à ce bal.
- Pourquoi ?
- Elle y sera. En fait, c’est elle qui m’a envoyé l’invitation. Et Jeeves a pensé –
- Mais pourquoi pas en Pierrot ? dis-je, revenant sur le point qui m’avait frappé auparavant. Pourquoi cette rupture avec la bonne vieille tradition ?
- Il voulait tout particulièrement que j’y aille en Méphistophélès.
Je sursautai.
- Il a fait cela ? Il a spécialement recommandé ce costume précis ?
- Oui.
- Ha !
- Hein ?
- Rien, juste « ha ! ». »

Et je vais vous dire pourquoi j’ai dit « ha ! ». Après avoir fait tout un fromage parce que je portais un spencer blanc parfaitement normal, un vêtement non seulement tout ce qu’il y a de chic, mais aussi absolument de rigueur, voila que Jeeves, dans le même souffle comme qui dirait, poussait Gussie Fink-Nottle à faire tache au milieu du gratin londonien vêtu de collants écarlates. Amusant, hein ? Il y a de quoi être sidéré par ce genre d’aller-retour.

« Qu’a-t-il contre les Pierrot ?
- Je ne crois pas qu’il s’oppose aux Pierrots en tant que tels. Mais dans mon cas, il ne pensait pas qu’un Pierrot fut adapté.
- Je ne te suis plus.
- Il disait qu’une tenue de Pierrot, bien qu’agréable à l’œil, n’avait pas l’autorité d’un costume de Méphistophélès.
- Je ne comprends toujours pas.
- Eh bien, c’est une question de psychologie, disait-il. »
Il fut un temps où ce genre de commentaire m’aurait abasourdi. Mais une longue pratique de Jeeves avait considérablement étendu le vocabulaire des Wooster. En matière de psychologie de l’individu, Jeeves a toujours été un aigle, et quand il la sort de son chapeau je suis comme un chien de chasse sur une piste.
- Oh, de psychologie ?
- Oui. Jeeves croit fermement que nos vêtements exercent une influence sur notre moral. Il pensait qu’un costume marquant, comme celui-ci, me donnerait du courage. Il disait qu’une tenue de capitaine de pirates irait tout aussi bien. En fait, capitaine de pirates était sa première suggestion, mais j’ai refusé, à cause des bottes.
Je voyais ce qu’il voulait dire. Il y a assez de malheur en ce monde pour que des garçons comme Gussie Fink-Nottle n’aillent pas y déambuler en bottes de marins.
- Et tu te sens plus courageux ?
- Eh bien, pour être tout à fait exact, Bertie, mon vieux, non. »

Un souffle de compassion me balaya. Après tout, même si nous avions perdu contact ces dernières années, c’était un homme avec qui j’avais, naguère, fait une bataille de fléchettes trempées dans l’encre.

« Gussie, dis-je, fais confiance à un vieil ami, et ne t’approche pas à moins d’un mille de ce raout.
- Mais c’est ma dernière chance de la voir. Elle part demain s’installer chez des gens, à la campagne. Et puis, tu n’en sais rien.
- Je ne sais pas quoi ?
- Que cette idée de Jeeves ne marchera pas. Je suis mort de trouille, là, c’est vrai. Mais qui peut dire que ça ne passera pas quand je me retrouverai au milieu d’une meute d’autres gens déguisés ? J’ai eu, étant enfant, une expérience similaire, une année pendant les fêtes de Noël. On m’avait déguisé en lapin et la honte était indescriptible. Pourtant, quand je suis arrivé à la soirée, et me suis retrouvé au milieu de dizaines d’autres enfants, certains dans des tenues encore plus affreuses que la mienne, à mon grand étonnement, j’ai relevé la tête, festoyé en toute liberté, et ai pu, au dîner, manger de si bon cœur que j’ai été malade deux fois dans le taxi qui me ramenait à la maison. Ce que je veux dire, c’est qu’on ne peut pas dire, à froid.
Je pesai l’argument. Il était spécieux, bien sûr.
- Et tu ne peux pas échapper au fait que l’idée de Jeeves est solide à la base. Dans un costume voyant, comme Méphistophélès, je pourrai bien plus facilement faire sensation. C’est la couleur qui fait la différence. Regarde les tritons. Pendant la saison des amours, le triton mâle prend des couleurs vives. Et ceci l’aide beaucoup.
- Mais tu n’es pas un triton mâle.
- J’aimerais en être un. Tu sais comment le triton mâle fait sa déclaration, Bertie ? Il se place juste devant la femelle, faisant vibrer sa queue, et tordant son corps en demi-cercle. Je pourrais faire cela debout sur ma tête. Non, je ne serais pas là en train de grogner si j’étais un triton.
- Mais si tu étais un triton, Madeline Bassett ne ferait pas attention à toi. Pas avec des yeux amoureux, je veux dire.
- Elle le serait, si elle était un triton femelle.
- Mais elle n’est pas un triton femelle.
- Non, mais imagine qu’elle en soit un.
- Eh bien, si elle en était un, tu ne serais pas amoureux d’elle.
- Je le serais si j’étais un triton mâle.
Une légère pulsation au niveau des tempes m’indiqua que cette discussion avait atteint un point de saturation.
- Bon, quoi qu’il en soit, dis-je pour revenir aux faits établis et chasser toutes ces visions de queues qui vibrent et de je ne sais quoi, ce qui ressort de plus marquant, c’est que tu es invité à paraître à un bal costumé. Et je peux t’affirmer, Gussie, du haut de ma profonde expérience des bals costumés, que tu ne vas pas apprécier.
- La question n’est pas d’apprécier.
- Je n’irais pas.
- Je dois y aller. Je n’arrête pas de te dire qu’elle part à la campagne demain.
J’abandonnai.
- Ainsi soit-il, dis-je. Fais comme tu veux… Oui, Jeeves ?
- Le taxi de Monsieur Fink-Nottle, monsieur.
- Ah ? Le taxi, hein ?.... Ton taxi, Gussie.
- Oh, le taxi ? Ah oui. Bien sûr, oui, plutôt… Merci, Jeeves… Eh bien, au revoir, Bertie. »

Et, me lançant le sourire veule que les gladiateurs Romains envoyaient à l’empereur juste avant d’entrer dans l’arène, Gussie dégoulina dehors. Je me retournai vers Jeeves. Le moment était venu de le remettre à sa place. Je ne souhaitais pas autre chose.

Il était un peu difficile de savoir où commencer, bien sûr. Je veux dire, bien que fermement résolu à le tancer, je ne souhaitais pas faire dans son amour-propre une entaille trop profonde. Même lorsque nous révélons notre poigne de fer, nous, Wooster, cherchons toujours à rester copains.

Cependant, en y réfléchissant, je voyais bien qu’il n’y avait rien à gagner à essayer d’y venir en douceur. Il n’est jamais utile de tourner autour du p.

« Jeeves, dis-je, puis-je vous parler franchement ?
- Certainement, Monsieur.
- Ce que j’ai à dire pourrait vous blesser.
- Pas du tout, monsieur.
- Bien, alors, je viens de bavarder avec Monsieur Fink-Nottle, qui m’a raconté ce plan méphistophélien que vous avez imaginé.
- Oui, monsieur ?
- Bon, laissez-moi bien comprendre. Si j’ai correctement suivi votre raisonnement, vous pensez que, stimulé par un retapissage complet en collants écarlates, Monsieur Fink-Nottle, mis en présence de l’objet de son adoration, vibrera de la queue, et plus généralement se laissera aller à grands cris.
- J’ai pour opinion qu’il perdra une grande partie de sa réticence habituelle, monsieur.
- Je ne suis pas d’accord avec vous, Jeeves.
- Non, monsieur ?
- Non. En fait, et sans vouloir trop monter les choses en épingle, je considère que parmi toutes les idées salement ridicules et délirantes qu’il m’a été donné de respirer, c’est une des plus imbéciles et des plus niaises. Ca ne marchera pas. Aucune chance. Tout ce que vous aurez fait aura été de soumettre Monsieur Fink-Nottle à l’horreur sans nom d’un bal costumé, pour rien. Et ce n’est pas la première fois que ce genre de choses se produit. Pour être tout à fait clair, Jeeves, j’ai souvent remarqué dans le passé une tendance, une disposition de votre part, à être – quel est le mot ?
- Je ne saurais dire, monsieur.
- Eloquent ? Non, pas éloquent. Evasif ? Non, pas évasif. Je l’ai sur le bout de la langue. Cela commence par un « e », et cela veut dire carrément trop intelligent.
- Elaboré, monsieur ?
- C’est précisément le mot que je cherchais. Trop élaboré, Jeeves – c’est ce que vous avez souvent tendance à devenir. Vos méthodes ne sont pas simples, pas directes. Vous embrouillez l’affaire dans toutes sortes de choses compliquées mais inessentielles. Tout ce dont Gussie a besoin, ce sont des conseils amicaux d’un grand frère ayant l’expérience du monde. Aussi, je suggère qu’à partir de maintenant, vous me laissiez cette affaire.
- Très bien, monsieur.
- Laissez tomber, et concentrez-vous à vos tâches ménagères.
- Très bien, monsieur.
- Je trouverai certainement avant longtemps quelque chose de simple, direct, et pourtant parfaitement efficace. J’aurai à cœur de voir Gussie demain.
- Très bien, monsieur.
- Bien bien, Jeeves.

Mais le lendemain, tous ces télégrammes se mirent à arriver, et je dois avouer que pendant vingt-quatre heures, je ne pensais plus à ce pauvre garçon, ayant assez de problèmes personnels à résoudre.

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